Sainte Marguerite-Marie

Le Père Mateo Crawley-Boevey, religieux de la Congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et Marie, miraculé de Paray-le-Monial et apôtre de l’Intronisation du Sacré Cœur dans les foyers, écrivait à propos de la canonisation de sainte Marguerite-Marie quelques lignes qui suffisent seules à exprimer l’enjeu, le triomphe, l’ampleur prophétique de cet événement pour toute l’Église, et pour tous les siècles qui suivraient : « On ne peut comparer les saints, ni déclarer : celui-ci est plus saint que celui-là, ce serait ridicule, mais on peut comparer les missions. Or, Marguerite-Marie a une mission unique entre tous les saints, une mission devant atteindre le monde entier, toute la hiérarchie ecclésiastique, tous les foyers, tous les cœurs, jusqu’à la fin des temps. Léon XIII l’a dit : « Après le Calvaire et l’Eucharistie, il n’y a pas eu sur le monde de fait plus grand que Paray-le-Monial. » Et la mission de Marguerite-Marie est inséparable de ce fait unique par sa haute transcendance dans l’histoire de l’Église. S’il est vrai que cet événement, comme tout événement divin, a eu sa préparation et que, dans un certain sens, la Bienheureuse a des précurseurs, il n’est pas moins vrai que la Grande Révélation, comme un soleil de gloire divine, ne s’est présentée qu’aux yeux extasiés de la sainte visitandine. Quand, à travers les siècles, on prêchera le Cœur de Jésus dans ses desseins miséricordieux sur les âmes et sur les sociétés, on nommera inévitablement l’humble apôtre dont la mission merveilleuse se résume en ces mots qui retentiront un jour dans son âme : ‘‘Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes !… Mon Cœur veut régner !…’’ Dieu nous a donné par elle tout ce qu’il pouvait nous donner en nous livrant son Cœur… Toutes les merveilles d’amour qu’il aura encore pour le monde ne seront qu’un écoulement de ce premier don, un rayon plus ou moins lumineux et réchauffant de ce Foyer qui nous a été ouvert à Paray ; mais rien de plus en principe, Dieu ne pouvant nous donner plus que son Cœur. Il pourra le faire mieux connaître, en manifester l’amour, la miséricorde d’une façon plus éclatante ; cependant – je le répète – cette nouvelle effusion ne sera qu’un rayonnement du don entier qu’il nous en a fait par Marguerite-Marie. »

Revenons sur ces événements qui, trois siècles plus tard, continuent de travailler le cœur de l’Église et du monde, à travers la vie de celle qui les a vécus et désire nous les faire vivre.

Enfance

Marguerite Alacoque naît au hameau de Lhautecour (diocèse d’Autun) le 22 juillet 1647, en la fête de sainte Marie-Madeleine, dans une famille aisée profondément catholique. Quatrième enfant de Claude Alacoque, juge et notaire royal, et de Philiberte Lamyn, elle est baptisée trois jours après sa naissance dans la paroisse de Verosvres, d’où dépendait son village. Un petit frère et une petite sœur viendront compléter la fratrie.

Dès sa plus tendre enfance, Marguerite fait preuve d’une extraordinaire dévotion envers le très Saint Sacrement et la Vierge Marie : lorsqu’on ne la trouvait pas à la maison, si elle ne s’était pas cachée dans le bois pour y prier, on n’avait qu’à se rendre à l’église où elle aurait passé ses jours et ses nuits devant Jésus au Saint Sacrement. À l’âge de 5 ans, lors d’un séjour au château de Corcheval, chez sa marraine, la petite Marguerite se consacre à son Seigneur entre les deux élévations de la sainte Messe, dans la chapelle du château, par ces paroles qu’elle se sentait continuellement pressée de dire sans pourtant en comprendre le sens : « Ô mon Dieu, je vous consacre ma pureté et je vous fais vœu de perpétuelle chasteté ». Notre-Seigneur, qui lui en avait donné l’inspiration, lui en révèlera quinze ans plus tard l’amoureux secret : « Je t’ai choisie pour mon épouse et nous nous sommes promis fidélité lorsque tu m’as fait vœu de chasteté. C’est moi qui te pressais de le faire, avant que le monde y eût aucune part, dans ton cœur, car je le voulais tout pur […]. Et puis je te mis en dépôt au soin de ma sainte Mère, afin qu’elle te façonnât selon mes desseins. »  

Marguerite, qui a déjà perdu sa petite sœur Gilberte, n’a que huit ans quand meurt son père. Confiée aux Clarisses Urbanistes de Charolles (religieuses de Sainte-Claire réformées par le pape Urbain IV) qui ne manquèrent pas de remarquer l’extraordinaire piété de leur nouvelle pensionnaire, elle n’a pas encore 10 ans quand elle est admise à la première Communion, à une époque où on ne la recevait pas ordinairement avant l’âge de 13 ans. Dès lors, quand les autres enfants jouent, impossible pour elle de s’associer à leurs divertissements qui l’attiraient pourtant : un appel intérieur l’invite irrésistiblement au retrait pour y réciter la petite couronne du rosaire ou offrir à Jésus, à l’abri des regards, quelque prière prosternée ou genoux en terre, pour lui prouver son amour.

Au milieu des religieuses, Dieu éveille chez Marguerite le désir de vivre comme elles : « J’avais grande envie de faire tout ce que je voyais faire aux religieuses, les regardant toutes comme des saintes, pensant que, si j’étais religieuse, je la deviendrais comme elles ; cela m’en fit prendre une si grande envie, que je ne respirais que pour cela, quoique je ne les trouvasse pas assez retirées pour moi ; mais n’en connaissant point d’autres, je pensais qu’il fallait demeurer là. » Mais après deux ans au pensionnat des Clarisses, une grave maladie vient lui ôter jusqu’à l’usage de ses jambes : elle est renvoyée chez elle, où elle reste alitée quatre ans dans de grandes souffrances, sans qu’on puisse trouver aucun remède à ses maux. Elle se voue alors à la Sainte Vierge, lui promettant de se faire religieuse dans un Ordre qui lui est dédié si elle la guérissait : le miracle est immédiat. Par reconnaissance envers cette divine Mère, qui s’était faite depuis lors sa maîtresse intérieure, Marguerite, à sa Confirmation en 1669, ajoutera à son prénom celui de Marie.

Le combat de la vocation

Les années qui suivirent son rétablissement furent particulièrement éprouvantes : la mort de Monsieur Alacoque avait réduit son épouse à céder l’administration de leurs propriétés à des membres de la famille qui, venus habiter au domicile familial, infligèrent une véritable persécution à Marguerite et à sa mère, malade, dont elle soigna héroïquement la tumeur putride à la joue sans la moindre compétence médicale, n’ayant pour appui que sa seule confiance en Dieu, et pour seuls onguents que « ceux de la divine Providence », puisqu’on la réduisait même à mendier le strict nécessaire pour ces soins. Privée aussi du soutien de ses quatre frères, l’un étant décédé en 1663, et les trois autres étudiant dans différentes villes, elle trouvait tout son réconfort dans la sainte Communion, le service des pauvres qu’elle assistait et catéchisait en secret, et dans la prière, au pied de son crucifix, où elle passait ses nuits dans les larmes. C’est en ces temps difficiles qu’elle est favorisée de ses premières visions, dont elle ne s’étonnera pas, croyant que tout le monde recevait de telles visites du Ciel.

Notre-Seigneur qui « voulait se rendre le maître absolu de [son] cœur », se présentait continuellement à elle crucifié, ou en Ecce Homo, pour lui apprendre à se conformer à sa vie souffrante dans cette épreuve, la faisant agir comme il agissait parmi ses souffrances ici-bas, qu’il lui montrait avoir souffertes pour son amour. Cette ressemblance à son Seigneur faisait toute sa joie, aussi ne laissait-elle échapper ni une plainte, ni un murmure contre ces personnes qu’elle considérait comme de « véritables amis de son âme ».

Madame Alacoque, ne voyant d’issue à leur misère que dans le mariage de sa fille, presse Marguerite, maintenant âgée de 17 ans, de rencontrer plusieurs partis qui se présentaient afin de s’établir dans le monde. La jeune femme est tiraillée entre l’appel de Dieu, le vœu qu’elle lui a fait, et la tendre affection qui la liait à sa mère, et dont le diable se servait pour lui représenter que cette mère déjà veuve mourrait de douleur de la voir partir, que d’ailleurs elle n’avait qu’elle pour la soigner, qu’elle aurait à répondre à Dieu de cet abandon, et mille autres tentations contre sa vocation. Malgré son absence totale d’attrait pour le mariage, elle cède à la douleur de ce martyre intérieur et aux pleurs de sa mère, et tente dès lors, mais en vain, de résister à Dieu et d’étouffer les mouvements de la grâce, pour s’adonner au monde, se parer, se divertir. Notre-Seigneur, jaloux de son cœur, se présente souvent à elle après ses soirées mondaines, défiguré comme en sa flagellation, lui reprochant son ingratitude après qu’il lui ait donné tant de preuves de son amour. Ces peines durent plusieurs années, jusqu’à ce que, vers le mois de juin 1668, le Seigneur fixe ses irrésolutions : « Après la communion, il me fit voir qu’il était le plus beau, le plus riche, le plus puissant, le plus parfait et accompli de tous les amants ; et que, lui étant promise depuis tant d’années, d’où venait donc que je voulais tout rompre avec lui pour en prendre un autre. » L’âme inondée de paix, elle se résout sur le champ à être religieuse à quelque prix que ce soit. Elle commence alors à comprendre le vœu qu’elle avait fait enfant et le renouvelle. Il lui faudra pourtant attendre trois ans encore dans le monde au milieu de combats qu’on lui livrait de toutes parts, mais aidée de son divin Maître, et se gardant par de grandes pénitences, elle vaincra tous les obstacles. On tente de la dissuader : la divine Providence fait passer par le logis familial un prêtre de l’Ordre de Saint-François, à qui elle fait une confession générale, et qui, apprenant que sa vocation est empêchée, en donnera de grands scrupules à son frère qui la retient dans le monde. On essaie alors tout au moins de la détourner de l’Ordre de la Visitation Sainte-Marie pour les Ursulines où une de ses cousines était religieuse, son frère insiste, mais elle répond, invariable : « Je veux aller aux Sainte-Marie, dans un couvent bien éloigné, où je n’aurai ni parente, ni connaissance ; car je ne veux être religieuse que pour l’amour de Dieu. Je veux quitter le monde tout à fait, en me cachant dans quelque petit recoin, pour l’oublier et en être oubliée, et ne plus le voir. » En effet, une secrète voix lui disait, à chaque proposition de couvent qu’on lui faisait : « Je ne te veux point là, mais à Sainte-Marie. » Cela correspondait de fait à tous ses attraits, et répondait au vœu qu’elle avait fait à la Sainte Vierge, mais le Ciel vint encore la conforter dans sa vocation de Fille de la Visitation. En effet, au plus fort de ses combats, Notre-Dame l’encourage : « Ne crains rien, tu seras ma vraie fille, et je serai toujours ta bonne Mère », puis saint François de Sales lui-même, fondateur de l’Ordre de la Visitation, l’assure confidemment de sa place dans sa famille religieuse : un jour qu’elle regardait un tableau qui le représentait, elle l’entendit l’appeler « sa fille », avec un regard si « paternellement amoureux » qu’elle ne le regardait plus dès lors que comme son bon père. Il ne lui restait qu’à trouver le Monastère de la Visitation où le Seigneur l’attendait, lui pour qui seul elle voulait tout quitter : « Ma plus grande joie de quitter le monde était de penser que je communierais souvent, car on ne me le voulait permettre que rarement, et j’aurais cru être la plus heureuse du monde si je l’avais pu faire souvent, et passer des nuits, seule, devant le saint Sacrement, car je me sentais là une telle assurance, qu’encore que je fusse extrêmement peureuse, je n’y pensais plus dès que j’étais en ce lieu de mes plus chères délices. »

Quand elle se rend pour la première fois au parloir du monastère de la Visitation de Paray-le-Monial, le 25 mai 1671, accompagnée de son frère Chrysostome, elle entend intérieurement ces paroles : « C’est ici que je te veux. » Elle y entrera le 20 juin suivant, à l’âge de 23 ans, et dans une telle joie qu’elle ne put s’empêcher de s’écrier à son tour : « C’est ici où Dieu me veut ! » Ayant passé la porte de clôture, la nouvelle prétendante sentit se graver dans son esprit que l’état qu’elle embrassait était saint, et que par conséquent, elle devait se faire sainte, quoi qu’il en coûte.

La grâce mise à l’épreuve

Judicieuse et sage, Marguerite-Marie avait l’esprit bon, le naturel doux, l’humeur agréable, et un cœur extrêmement charitable. Mère Marguerite-Hiéronyme Hersant, alors Supérieure de la communauté, discerna bien vite en la nouvelle recrue une fille de choix, et la maîtresse des novices, Sœur Anne-Françoise Thouvant, prit un soin particulier de cette âme qu’elle voyait aller à la perfection à pas de géant, n’oubliant rien pour la former dans toutes les vertus. Marguerite-Marie de son côté, les regardait toutes deux « comme son Jésus-Christ en terre », sûre qu’elle n’aurait plus rien à craindre en faisant tout par obéissance. Affamée de l’oraison, la jeune prétendante demanda un jour à sa maîtresse de lui apprendre à la faire, mais elle n’eût que cette réponse : « Allez vous mettre devant Notre-Seigneur comme une toile d’attente devant un peintre ». Elle entend alors intérieurement : « Viens, je te l’apprendrai ». Elle obéit donc simplement et se rend à l’oraison : « Mon divin Maître me fit voir que mon âme était cette toile d’attente, sur laquelle il voulait peindre tous les traits de sa vie souffrante, qui s’est toute écoulée dans l’amour et la privation, la séparation, dans le silence et le sacrifice, dans sa consommation, et qu’il ferait cette impression, après l’avoir purifiée de toutes les taches qui lui restaient, tant de l’affection aux choses terrestres que de l’amour de moi-même et de la créature, pour lesquelles mon naturel complaisant avait beaucoup de penchant. Mais il me dépouilla de tout en ce moment, et après avoir vidé mon cœur et mis mon âme toute nue, il y alluma un si ardent désir de l’aimer et de souffrir, qu’il ne me donnait point de repos ».

Après son postulat (période d’essai qui ne durait à l’époque que quelques semaines), elle est admise à la Vêture. Elle prend l’Habit de l’Ordre de la Visitation et commence son noviciat – qui ne durait alors qu’un an – le 25 août 1671 : « étant donc revêtue de notre saint habit, mon divin Maître me fit voir que c’était le temps de nos fiançailles, lesquelles lui donnaient un nouvel empire sur moi, qui recevais aussi un double engagement de l’aimer d’un amour de préférence. Ensuite, il me fit comprendre qu’à la façon des amants les plus passionnés, il ne me ferait goûter pendant ce temps que ce qu’il y avait de plus doux ». Elle reçut en effet de si grandes grâces qu’elle en était hors d’elle-même. On la reprenait, lui disant que ce n’était pas conforme à l’esprit des Filles de Sainte-Marie, qui ne voulait rien d’extraordinaire, et que si cela ne cessait, on ne la recevrait pas à la Profession. On essaya de la retenir dans les voies ordinaires de la vie spirituelle, l’envoyant travailler ou balayer à l’heure de l’oraison : rien ne put l’ôter de cette voie, malgré tous ses efforts pour correspondre aux intentions de ses Supérieures. C’est à cette époque qu’elle compose ce petit chant :

« Plus on contredit mon amour,
Plus cet unique bien m’enflamme.
Que l’on m’afflige nuit et jour,
On ne peut l’ôter à mon âme.
Plus je souffrirai de douleur,
Plus il m’unira à son Cœur. »

Sa Maîtresse et sa Supérieure, inquiètes de sa vie spirituelle si peu commune, s’appliquent à discerner l’esprit qui la guide par les humiliations et les contradictions auxquelles elle se prête avec une parfaite docilité. Elle surmonte ces épreuves, allant chercher asile et force auprès du très Saint Sacrement et s’exhortant dans ses répugnances : « Il faut mourir ou vaincre ! » Notre-Seigneur l’encourage : « Il ne faut point de réserve à l’amour », et après un premier grand sacrifice qu’elle lui fit, en mangeant d’un aliment pour lequel elle avait une répugnance extrême, redouble ses faveurs à son égard, si bien qu’elle est souvent contrainte de lui dire : « Suspendez, ô mon Dieu, ce torrent qui m’abîme, ou étendez ma capacité pour le recevoir ! » Mais à l’approche de sa Profession, on lui déclara qu’elle n’était pas propre à prendre l’esprit de la Visitation qui craignait toutes ces sortes de voies sujettes à l’illusion. Sœur Marguerite-Marie s’en plaignit douloureusement à son divin Maître : « Hélas ! mon Seigneur, vous serez donc la cause que l’on me renverra ? » « Dis à ta Supérieure, répondit-il, qu’il n’y a rien à craindre pour te recevoir, que je réponds pour toi, et que je serai ta caution ». Mère Marie-Françoise de Saumaise, nouvellement Supérieure, lui demande pour preuve qu’il la rendre utile à la sainte religion par la pratique exacte de toutes ses observances, ce que le Seigneur lui accorda, l’assurant encore : « Je te rendrai plus utile à la religion qu’elle ne pense, mais d’une manière qui n’est encore connue que de moi ; et désormais j’ajusterai mes grâces à l’esprit de ta règle, à la volonté de tes Supérieures et à ta faiblesse, en sorte que tu tiennes suspect tout ce qui te retirera de l’exacte pratique de ta règle, laquelle je veux que tu préfères à tout le reste. De plus, je suis content que tu préfères la volonté de tes supérieures à la mienne, lorsqu’elles te défendront de faire ce que je t’aurai ordonné. Laisse-les faire tout ce qu’elles voudront de toi : je saurais bien trouver le moyen de faire réussir mes desseins, même par des moyens qui y semblent opposés et contraires. Je ne me réserve que la conduite de ton intérieur et particulièrement de ton cœur, dans lequel ayant établi l’empire de mon pur amour, je ne le céderai jamais à d’autres. »

La parfaite obéissance et exactitude de la sainte novice, preuve demandée, est si manifeste que ses Supérieures ne doutent plus que ces grâces viennent de Dieu : elles l’admettent à prononcer nos saints vœux de chasteté, pauvreté et obéissance. Pendant sa retraite préparatoire, elle écrit les résolutions que le Seigneur lui a lui-même inspiré : « Après l’avoir reçu, il me dit : Voici la plaie de mon Côté pour y faire ta demeure actuelle et perpétuelle. C’est où tu pourras conserver la robe d’innocence dont j’ai revêtu ton âme, afin que tu vives désormais de la vie d’un Homme-Dieu : vivre comme ne vivant plus, afin que je vive parfaitement en toi. […] Je te veux être toutes choses. Sois toujours disposée à me recevoir, je serai toujours prêt à me donner à toi, parce que tu seras souvent livrée à la fureur de tes ennemis. Mais ne crains rien, je t’environnerai de ma puissance et serai le prix de tes victoires. Prends garde de ne jamais ouvrir les yeux pour te regarder hors de moi, et qu’aimer et souffrir à l’aveugle soit ta devise. Un seul cœur, un seul amour, un seul Dieu ! » De son sang, elle écrit ensuite sa donation entière à Dieu, et signe : « Sœur Marguerite-Marie, morte au monde. Tout de Dieu et rien de moi ; tout à Dieu et rien à moi ; tout pour Dieu et rien pour moi ! »

La Profession a lieu le 6 novembre 1672, et dès lors sainte Marguerite-Marie sera continuellement gratifiée de la présence du Christ : « Je le voyais, je le sentais proche de moi, et l’entendais beaucoup mieux que si ce fût été des sens corporels. […] Il m’honorait de ses entretiens quelquefois comme un ami ou comme un époux le plus passionné d’amour, ou comme un père blessé d’amour pour son enfant unique. » Cette grâce de la continuelle présence de Dieu ne détourne jamais l’humble religieuse de son devoir, ni de l’obéissance. Dans sa biographie est racontée la grâce, restée célèbre, par laquelle le Seigneur éprouva la pureté d’intention de son élue : c’était le 1er juillet 1673, aux Matines de la solennité de la Visitation (fêtée autrefois le 2 juillet). Sœur Marguerite-Marie, qui souffre depuis quelques temps d’une extinction de voix, est incapable de chanter. Vers la fin de l’Office, se tenant toute dans l’humiliation que lui causait cette impuissance, elle aperçoit une lumière se poser sur ses bras en la figure d’un petit enfant. Craignant d’être trompée par Satan, elle demande : « Si c’est vous, ô mon Dieu, faites donc que je chante vos louanges à cette heure ! » Elle sent alors sa voix libre et plus forte que jamais, et peut poursuivre avec le chœur le chant du Te Deum. Le reste de l’Office se passa dans les faveurs que ce divin Enfant apportait à son âme, sans qu’elle perde jamais l’attention due à la liturgie. À la fin de l’office, le Seigneur, qui est un Époux jaloux, lui révéla son dessein : « J’ai voulu éprouver le motif pour lequel tu récitais mes louanges, car si tu te fusses tenue un moment moins attentive à les dire, je me serais retiré. »

Sainte Marguerite-Marie s’ouvre fidèlement de toutes les grâces qu’elle reçoit à sa Supérieure, et s’efforce à sa demande de quitter cette voie extraordinaire, jugée contraire à l’esprit humble, simple et rabaissé de la Visitation, mais sans succès : « Ô mon souverain Maître ! prie-t-elle alors, pourquoi ne me laisser dans la voie commune des filles de Sainte-Marie ? M’avez-vous amenée dans votre sainte maison pour me perdre ? Donnez ces grâces extraordinaires à ces âmes choisies qui y auront plus de correspondance et vous glorifieront plus que moi, qui ne vous fais que des résistances. Je ne veux rien que votre amour et votre croix, et cela me suffit pour être une bonne religieuse, qui est tout ce que je désire. » Notre-Seigneur lui déclare alors : « Apprends que je ne me tiens point offensé de tous ces combats et oppositions que tu me fais par obéissance, pour laquelle j’ai donné ma vie. […] C’est pourquoi, non seulement je veux que tu fasses ce que tes supérieures te diront, mais encore que tu ne fasses rien de tout ce que je t’ordonnerai sans leur consentement ; car j’aime l’obéissance, et sans elle on ne me peut plaire. » La Mère de Saumaise, satisfaite de cette réponse que lui rapporte la jeune professe, se rassérène.

Ces paroles occupèrent longtemps sainte Marguerite-Marie : « La Croix est ma gloire, l’amour m’y conduit, l’amour me possède, l’amour me suffit. » Dans le désir qu’elle avait de se rendre conforme à Jésus crucifié, elle cherchait et souffrait les humiliations, contradictions et mortifications avec une paix, patience et douceur prodigieuses. Aide à l’infirmerie, elle prenait la part la plus pénible, ne comptant jamais ses forces pour soigner ses Sœurs malades, et se faisait une joie d’assurer les soins les plus rebutants, malgré sa grande sensibilité. Maîtresse des « Sœurs du petit habit » (les pensionnaires) dont elle était fort aimée, elle les portait à aimer le sacré Cœur, et n’oubliait rien pour leur éducation, tâchant de leur donner de bons principes, de leur inspirer beaucoup d’amour pour la vertu, et autant d’horreur pour le péché ; elle pardonnait facilement leurs fautes, à l’exception du mensonge… À l’égard du prochain, sa charité était universelle, ayant pour toutes un cœur doux, tendre et compatissant. Elle aurait voulu tout souffrir pour le soulager. Jamais on ne l’a entendue dire la moindre parole de plainte ou de murmure contre qui que ce soit, mais au contraire, elle était toujours disponible pour rendre des services à ceux qui en disaient contre elle. Quant à sa charité pour Dieu, on n’en pouvait assez admirer le zèle et l’ardeur, son cœur en était consumé. Son application à Dieu était telle qu’on craignait qu’elle en altère sa santé. On la priait de la modérer, lui disant qu’il ne fallait pas être plus dévote que les autres, ni aussi assidue les jours de fête devant le saint Sacrement, où elle passait toute la journée en oraison. Éperdue de son divin Époux, elle ne savait plus comment lui prouver son amour, et fit pour lui de véritables folies. Certains faits à soulever le cœur sont bien connus… Notre-Seigneur lui disait alors : « Tu es bien folle de faire cela ! » Et elle de répondre, ingénue : « O mon Seigneur, je le fais pour vous plaire, et pour gagner votre divin Cœur, et j’espère que vous ne me le refuserez pas. Mais vous, mon Seigneur, que n’avez-vous pas fait pour vous gagner celui des hommes, et cependant ils vous le refusent et vous en chassent bien souvent. – Il est vrai ma fille, que mon amour m’a fait tout sacrifier pour eux, sans qu’ils me rendent du retour ; mais je veux que tu supplées, par les mérites de mon Cœur, à leur ingratitude. Je te le veux donner, mon Cœur. Mais auparavant, il faut que tu te rendes sa victime d’immolation. »

Victime d’amour

Dès les premiers temps de sa vie religieuse, Notre-Seigneur fait découvrir à sainte Marguerite-Marie les deux saintetés qui sont en Lui, l’une d’amour et l’autre de justice, lesquelles s’exerceraient continuellement sur elle : « la première me ferait souffrir une espèce de purgatoire très douloureux à supporter, pour soulager les saintes âmes qui y étaient détenues, auxquelles il permettrait, selon qu’il lui plairait, de s’adresser à moi. Et pour sa sainteté de justice, si terrible et épouvantable aux pécheurs, elle me ferait sentir le poids de sa juste rigueur en me faisant souffrir pour les pécheurs et ‘‘particulièrement pour les âmes qui me sont consacrées’’ ». Ses consacrés, son peuple choisi, de qui le Seigneur attend davantage d’amour, a par conséquent plus de pouvoir de le blesser par ses infidélités : « Me découvrant son Cœur amoureux, déchiré et transpercé de coups : – Voilà, me dit-il, les blessures que je reçois de mon peuple choisi. Les autres se contentent de frapper mon corps, mais ceux-ci attaquent mon Cœur qui n’a jamais cessé de les aimer. Mais mon amour, enfin, cédera à ma juste colère, pour châtier ces âmes orgueilleuses, attachées à la terre, et qui me méprisent et ne recherchent que ce qui m’est contraire, me quittant pour les créatures, fuyant l’humilité pour ne chercher que l’estime d’eux-mêmes et, leurs cœurs étant vides de charité, il ne leur reste plus que le nom de religieux. »

Qui jugerait ici le Seigneur trop sévère ? « Comme dans l’Ancien Testament, Dieu ne menace et ne veut châtier que pour sauver. Il poursuit les coupables de son inlassable tendresse, et il suscite pour les retirer de leur péché les saintetés réparatrices. À sainte Marguerite-Marie, il demande d’être la victime d’immolation qui obtiendra leur pardon. Ainsi le Christ de Paray n’a-t-il rien du Christ justicier de Michel-Ange à la Sixtine : c’est au contraire le bon Pasteur à la recherche de la brebis égarée. Le péché est une insulte à son amour : il le déclare avec véhémence, mais il ne cesse pas pour autant d’aimer et de rechercher le pécheur », analyse avec justesse le Père Jean Ladame dans son étude Doctrine et spiritualité de sainte Marguerite-Marie (Résiac, 1979), appuyant son propos sur ces lignes d’un sermon de Bossuet : « Il n’est rien de si furieux qu’un amour méprisé et outragé. C’est là cette justice du Nouveau Testament, d’autant plus terrible que tous ses coups de foudre sont des coups de grâces. C’est ce que prévoyait en esprit le prophète Jérémie lorsqu’il dit ces paroles : ‘Fuyons, fuyons bien loin devant la colère de la colombe, devant le glaive de la colombe.’ Et nous voyons dans l’Apocalypse les réprouvés qui s’écrient : ‘Montagnes, tombez sur nous et mettez-nous à couvert de la colère de l’Agneau.’ Ce qui les presse, ce n’est pas tant la face du Père irrité, c’est la face de cette colombe tendre et bienfaisante qui a gémi tant de fois pour eux, qui les a toujours appelés par les soupirs de sa miséricorde ; c’est la face de cet Agneau qui s’est immolé pour eux, dont les plaies ont été pour eux une vive source de grâces. Car d’où pensez-vous que sortent les flammes qui dévorent les chrétiens ingrats ? De ses autels, de ses sacrements, de ses plaies, de son côté ouvert sur la croix pour nous être une source d’amour infini. »

Le Seigneur ayant montré une fois à son élue les châtiments que sa justice voulait exercer sur quelques âmes, sainte Marguerite-Marie, jalouse de la gloire de son Dieu et du salut des âmes, se jeta à ses pieds : « O mon Sauveur ! déchargez plutôt sur moi toute votre colère, et m’effacez du livre de vie, plutôt que de perdre ces âmes qui vous ont coûté si cher ! » Il lui répondit : « Mais elles ne t’aiment pas et ne cesseront de t’affliger. » Il s’agissait donc certainement de ses propres Sœurs, coupables de graves manquements à la charité. Mais s’oubliant elle-même avec ses intérêts, dans une générosité héroïque, elle insista : « Il n’importe, mon Dieu ; pourvu qu’elles vous aiment, je ne veux cesser de vous prier de leur pardonner. – Laisse-moi faire, répondit le Seigneur en toute justice ; je ne les peux souffrir davantage. » Alors redoublant d’amour et de confiance en sa miséricorde, et l’embrassant encore plus fortement, elle déclara : « Non, mon Seigneur, je ne vous quitterai point que vous ne leur ayez pardonné. » Devant sa foi, il céda : « Je le veux bien, si tu veux répondre pour eux. » Et sainte Marguerite-Marie de répartir, en habile économe des biens célestes : « Oui, mon Dieu ; mais je ne vous paierai toujours qu’avec vos propres biens qui sont les trésors de votre sacré Cœur» Voilà ce que Dieu attendait, voilà la vraie réparation, qui ne consiste pas à pleurer à chaudes larmes sur les souffrances de l’Homme-Dieu bafoué – à quoi bon si elles sont sans effet ? -, mais à le soulager en ne laissant pas ses dons se perdre, rendant ainsi la rédemption inutile.

La vocation de victime d’expiation de sainte Marguerite-Marie se profile davantage à chaque plainte que Notre-Seigneur lui adresse pour les infidélités de son peuple, de ses consacrés, de l’Ordre de la Visitation, et de sa communauté en particulier. Assoiffée de la gloire de Dieu, cette vraie religieuse est toujours prête à se sacrifier pour les causes qu’Il lui présente et pour ses « chères amies souffrantes », les âmes du purgatoire qui viennent lui demander l’aumône de ses prières et de ses sacrifices. « Ma fille, veux-tu bien me donner ton cœur pour faire reposer mon amour souffrant que tout le monde méprise ? » lui demande un jour le Christ qui se présente à elle couvert de plaies, le Cœur tout déchiré de douleurs et comme lassé. – « Mon Seigneur, répondit-elle, vous savez que je suis toute à vous ; faites de moi selon vos desseins. – Sais-tu bien à quelle fin je te donne mes grâces si abondamment ? C’est pour te rendre un sanctuaire où le feu de mon amour brûle continuellement ; et ton cœur sera comme un autel où rien de souillé ne touche, l’ayant choisi pour offrir à mon Père éternel des sacrifices ardents, pour apaiser sa justice et lui rendre une gloire infinie, par l’offrande que tu lui feras de moi-même dans ces sacrifices, y unissant celui de ton être pour honorer le mien. »

Pour la conduire en cette voie d’amour et de réparation, Notre-Seigneur lui donne un guide de choix : « Un jour de saint François [d’Assise, le 4 octobre 1673], à mon oraison, Notre-Seigneur me fit voir ce grand saint revêtu d’une lumière et splendeur incompréhensible et élevé dans un éminent degré de gloire au-dessus des autres saints, à cause de la conformité qu’il a eue à la vie souffrante de notre divin Sauveur et de l’amour qu’il avait porté à sa sainte Passion, qui avait attiré ce divin Amant crucifié à s’imprimer en lui par l’impression de ses sacrées plaies, ce qui l’avait rendu un des plus grands favoris de son sacré Cœur, qui lui a donné un grand pouvoir pour obtenir l’application efficace du mérite de son sang précieux, le rendant en quelque façon le distributeur de ce divin trésor, pour apaiser la divine justice […], mais particulièrement pour les religieux déchus de leur régularité, pour lesquels il était prosterné et gémissait sans cesse, pour les désordres qui étaient arrivés à un Ordre en particulier. Après m’avoir fait voir toutes ces choses, ce divin Époux de mon âme me le donna pour conducteur, comme un gage de son divin amour, pour me conduire dans les peines et souffrances qui m’arriveront. »

Saint Paul déclarait : « Je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église » (Col 1, 24). « Sans le saint Sacrement et la Croix, je ne pourrais pas vivre ni supporter la longueur de mon exil, dans cette vallée de larmes où je ne souhaitais jamais la diminution de mes souffrances. Car plus mon corps en était accablé, plus mon esprit sentait de joie et avait de liberté pour s’occuper et s’unir avec mon Jésus souffrant, n’ayant de plus ardent désir que de me rendre une véritable et parfaite copie et représentation de mon Jésus crucifié », écrivait à son tour sainte Marguerite-Marie. Si Notre-Seigneur en sa Passion a accompli toute l’œuvre de la Rédemption, il veut, par pure grâce, associer ses créatures à son œuvre. Par le baptême, le chrétien est membre de Jésus Christ, unique victime ; ainsi tous les baptisés sont appelés, sous différentes formes et à divers degrés, à participer à sa vie victimale, à rendre non seulement amour pour amour, mais hostie pour hostie. C’est bien à cela que saint Paul invitait les chrétiens de Rome, et à travers eux, les fidèles de tous les siècles : « Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre. » (Rm 12, 1) C’est ce que vécut d’une manière éclatante saint François d’Assise : ce séraphique amant du Crucifié saura mener la sainte de Paray dans cette voie. Car si c’est la vocation de tout baptisé, c’est à fortiori celle des Filles de Sainte-Marie. Sainte Marguerite-Marie n’est pas une originale, une religieuse de la Visitation « à part », elle a vécu jusqu’au bout sa vocation. La dimension victimale n’est pas un ajout à la vocation visitandine, elle en fait pleinement partie, comme le lui rappellera saint François de Sales, fondateur de l’Ordre de la Visitation, dans une vision le jour de sa fête : « Une véritable fille de la Visitation doit être une hostie vivante, à l’imitation de Jésus-Christ, immolée à tous les desseins de Dieu, sacrifiée (…) par les afflictions qui arrivent, sans avoir de regard sur soi-même. Toutes celles qui ne se tiennent pas dans cette disposition ne sont pas comptées du nombre de mes filles. » Il l’avait déjà déclaré de son vivant, interrogeant ainsi les Sœurs de la Visitation de Paris en 1619 : « Pourquoi pensez-vous, mes filles, que Dieu vous a mises au monde, et surtout appelées à la sainte religion, sinon afin que vous soyez des hosties d’holocaustes à sa divine Majesté et des victimes qui se consomment chaque jour en son saint amour ? »

Cette parole de saint François de Sales fait admirablement le lien entre la sainteté de justice et la sainteté d’amour, qui en vérité ne font qu’un, ces deux expressions désignant deux aspects de l’Unique Sainteté de Dieu. Après nous être arrêtés sur les effets de la sainteté de justice, laissons sainte Marguerite-Marie nous dire comment se manifeste plus particulièrement cette sainteté d’amour : « Elle ne cause gère moins de souffrance, à la réserve que toutes ces peines donnent à l’âme des mouvements de joie et de contentement si grands qu’il n’est pas moins difficile de les exprimer. Elle donne à l’âme un désir si ardent d’être unie à Dieu qu’elle n’a de repos ni jour, ni nuit, car le lit et la table lui semblent un gibet où elle ne va que pour se crucifier ; les conversations font son supplice. Dieu se faisant voir incessamment à l’âme et lui découvrant les trésors dont il l’enrichit et l’ardent amour qu’il a pour elle, et le peu de correspondance qu’elle a, son amour la presse si vivement de l’aimer qu’il n’y a que le divin auteur de ces opérations qui puisse exprimer ce que c’est. Alors l’âme n’a plus d’intérêts, ni de désirs et d’empressements que pour son unique amour. Le reste lui est superflu ou inutile. »

En effet, le cœur de notre sainte ne brûle plus désormais que de trois désirs que la sainteté d’amour a allumés en elle, mais désirs si véhéments qu’elle les nomme ses « trois tyrans », lui faisant souffrir un continuel martyre : « Le premier, qui en produit deux autres, c’est un si grand désir de l’aimer qu’il me semble que tout ce que je vois devrait être changé en des flammes de son pur amour ». C’est ce désir qui entretient en elle cette faim insatiable de la sainte Communion. Les deuxième et troisième désir sont ceux de « souffrir pour son amour et de mourir dans cet ardent amour et par l’ardeur de cet amour ». Elle précise : « Cette sainteté d’amour me pressait si fort de souffrir pour lui que je ne pouvais trouver de plus doux repos que de sentir mon corps accablé de souffrances, mon esprit de toutes sortes de dérélictions et tout mon être dans les humiliations, mépris et contradictions. […] Je voulais la croix toute pure. » Et ce désir même de souffrir mettait le comble à son amoureux martyre : « [cette sainteté d’amour] me fait souffrir par le regret sensible que j’ai de ne pouvoir pas assez souffrir, et elle m’inspire des désirs si ardents d’aimer Jésus-Christ et de le voir aimé de tout le monde, qu’il n’y a point de tourment à quoi je ne m’exposasse avec plaisir pour le faire connaître et pour le faire aimer ».

Mais ne nous y trompons pas : bien que, par une grâce toute spéciale, elle recherche et désire la souffrance – non pour elle-même mais pour Dieu, comme un moyen de s’unir à lui plus étroitement, d’expier ses fautes, de s’identifier au Sauveur crucifié et de racheter le monde avec lui – sainte Marguerite-Marie n’en est pas moins humaine et douée de sensibilité, la douleur lui est vraiment une douleur, et sa nature en frémit : « Je me sens continuellement pressée de souffrir, avec des répugnances effroyables en la partie inférieure. » Et le Seigneur ne voulut pas diminuer sa sensibilité, ni ses grandes répugnances, « tant pour honorer celles qu’il avait bien voulu ressentir au jardin des Olives, que pour me fournir des matières de victoire et d’humiliation. »

Le Père Jean Ladame résume ainsi la voie de sainte Marguerite-Marie : « Ainsi le Christ a-t-il conduit Marguerite-Marie à la sainteté en lui faisant éprouver la sienne : sainteté d’amour qui est une soif de Dieu, insatiable et dévorante, moins destinée à purifier l’âme qui l’éprouve qu’à sauver des âmes coupables ; et sainteté de justice, rédemptrice elle aussi, mais visant moins à arracher les âmes à l’enfer qu’à apporter au Dieu-Amour, si peu aimé des hommes, une charité plus grande de la part de l’âme qui subit les tourments d’une telle sainteté. »

Confidente du Sacré Cœur

« Apprends que je suis un Maître saint et qui enseigne la sainteté. Je suis pur, et ne peux souffrir la moindre tache. C’est pourquoi il faut que tu agisses en simplicité de cœur, avec une intention droite et pure en ma présence », lui enseigne le Seigneur, qui devait faire passer son épouse par le creuset de grandes purifications mystiques, pour la préparer à recevoir les plus signalées grâces de son divin Cœur, qui l’avait choisie de toute éternité pour être sa confidente, sa disciple, son héritière, à un titre unique.

Le 27 décembre 1673, fête de saint Jean l’évangéliste, le « disciple bien-aimé » de Jésus, qui lors de la Cène avait eu le privilège incomparable de reposer sur son Cœur, sainte Marguerite-Marie est en adoration devant le Saint Sacrement. C’est l’heure solennelle de la « première grande Apparition » du Cœur de Jésus : « Me trouvant toute investie de la divine présence, mais si fortement que je m’oubliai de moi-même et du lieu où j’étais, je m’abandonnai à ce divin Esprit, livrant mon cœur à la force de son amour. Il me fit reposer fort longtemps sur sa divine poitrine, où il me découvrit les merveilles de son amour, et les secrets inexplicables de son sacré Cœur, qu’il m’avait toujours tenus cachés, jusqu’alors qu’il me l’ouvrit pour la première fois, mais d’une manière si effective et sensible qu’il ne me laissa aucun lieu d’en douter par les effets que cette grâce produisit en moi, qui crains pourtant toujours de me tromper en tout ce que je dis se passer en moi. […] Il me dit : ‘‘Mon divin Cœur est si passionné d’amour pour les hommes, et pour toi en particulier, que ne pouvant plus contenir en lui-même les flammes de son ardente charité, il faut qu’il les répande par ton moyen, et qu’il se manifeste à eux pour les enrichir de ses précieux trésors que je te découvre, et qui contiennent les grâces sanctifiantes et salutaires nécessaires pour les retirer de l’abîme de perdition ; et je t’ai choisie comme un abîme d’indignité et d’ignorance pour l’accomplissement de ce grand dessein, afin que tout soit fait par moi.’’ Après, il me demanda mon cœur, lequel je le suppliai de prendre, ce qu’il fit, et le mit dans le sien adorable, dans lequel il me le fit voir comme un petit atome qui se consommait dans cette ardente fournaise, d’où le retirant comme une flamme ardente en forme de cœur, il le remit dans le lieu où il l’avait pris, en me disant : ‘‘Voilà, ma bien-aimée, un précieux gage de mon amour, qui renferme dans ton côté une petite étincelle de ses plus vives flammes, pour te servir de cœur et te consommer jusqu’au dernier moment. […] Et pour marque que la grande grâce que je te viens de faire n’est point une imagination et qu’elle est le fondement de toutes celles que j’ai encore à te faire, quoique j’aie refermé la plaie de ton côté, la douleur t’en restera pour toujours, et si jusqu’à présent tu n’as pris que le nom de mon esclave, je te donne celui de la disciple bien-aimée de mon sacré Cœur.’’  […] Après cela, ce divin Cœur me fut présenté comme un trône de flammes, plus rayonnant qu’un soleil et transparent comme un cristal. La plaie qu’il reçut sur la Croix y paraissait visiblement. Il y avait une couronne d’épines autour de ce sacré Cœur, et une croix au-dessus, et mon divin Sauveur me fit connaître que ces instruments de sa Passion signifiaient que l’amour immense qu’il a eu pour les hommes avait été la source de toutes les souffrances et de toutes les humiliations qu’il a voulu souffrir pour nous ; que, dès le premier instant de son Incarnation, tous ces tourments et ces mépris lui avaient été présents, et que ce fut dès ce premier moment que la Croix fut, pour ainsi dire, plantée dans son sacré Cœur, qui accepta dès lors, pour nous témoigner son amour, toutes les humiliations, la pauvreté, les douleurs que sa sacrée Humanité devait souffrir pendant tout le cours de sa vie mortelle, et les outrages auxquels l’amour devait l’exposer jusqu’à la fin des siècles sur nos autels dans le très saint et très auguste Sacrement. Et il me fit voir que l’ardent désir qu’il avait d’être aimé des hommes et de les retirer de la voie de perdition où Satan les précipite en foule, lui avait fait former ce dessein de manifester son Cœur aux hommes, avec tous les trésors d’amour, de miséricorde, de grâce, de sanctification et de salut qu’il contenait, afin que tous ceux qui voudraient lui rendre et procurer tout l’amour, l’honneur et la gloire qui serait à leur pouvoir, il les enrichît avec abondance et profusion de ces divins trésors dont ce sacré Cœur est la source, m’assurant qu’il prenait un plaisir singulier d’être honoré sous la figure de ce Cœur de chair, dont il voulait l’image être exposée et portée sur soi, et sur le cœur, pour y imprimer son amour et le remplir de tous les dons dont il était plein et pour y détruire tous les mouvements déréglés. Et que partout où cette sainte image serait exposée, pour y être honorée, il y répandrait ses grâces et bénédictions. Et que cette dévotion était comme un dernier effort de son amour qui voulait favoriser les hommes, en ces derniers siècles, pour les retirer de l’empire de Satan, lequel il prétendait ruiner, leur proposant un objet et un moyen en même temps si propres pour les engager amoureusement à l’aimer, et à l’aimer solidement. Après cela, ce divin Sauveur me dit à peu près ces paroles : ‘‘Voilà, ma fille, le dessein pour lequel je t’ai choisie ; c’est pour cela que je t’ai fait de si grandes grâces et que j’ai pris un soin si particulier de toi dès le berceau. Je ne me suis rendu moi-même ton maître et ton directeur que pour te disposer à recevoir toutes ces grandes grâces, parmi lesquelles tu dois compter celle-ci comme une des plus signalées, par laquelle je te découvre et je te donne le plus grand de tous les trésors, en te montrant et en te donnant en même temps mon Cœur. »

Sainte Marguerite-Marie, après une si grande faveur, qui la laissera plusieurs jours comme « toute embrasée et enivrée » et tellement hors d’elle-même qu’elle ne pouvait parler, se récréer ni manger qu’en se faisant violence, cherchera toujours avec plus d’avidité les occasions de s’humilier afin qu’on ne lui attribue rien des grâces qu’elle recevait. En effet, outre cette « première grande apparition » (il y en aura deux autres tout aussi capitales) elle en recevra encore environ soixante-dix.

La douleur de côté susdite, gage de l’amour du Seigneur, dont la brûlure la consumait, lui était renouvelée chaque premier vendredi du mois, comme elle le décrit : « ce sacré Cœur m’était représenté comme un soleil brillant d’une éclatante lumière, dont les rayons tout ardents donnaient à plomb sur mon cœur, qui se sentait d’abord embrasé d’un feu si ardent, qu’il me semblait m’aller réduire en cendres, et c’était particulièrement en ce temps-là que ce divin Maître m’enseignait ce qu’il voulait de moi, et me découvrait les secrets de cet aimable Cœur. » Et le premier vendredi de juin 1674, elle est gratifiée de ce qu’on nommera désormais la « deuxième grande apparition » : « Une fois que le Saint Sacrement était exposé, après m’être sentie retirée toute au-dedans de moi-même par un recueillement extraordinaire de tous mes sens et puissances, Jésus-Christ mon doux Maître, se présenta à moi, tout éclatant de gloire avec ses cinq plaies, brillantes comme cinq soleils, et de cette sacrée Humanité sortaient des flammes de toute part, mais surtout de son adorable poitrine, qui ressemblait à une fournaise ; et s’étant ouverte, me découvrit son tout aimant et tout aimable Cœur, qui était la vive source de ces flammes. Ce fut alors qu’il me découvrit les merveilles inexplicables de son pur amour, et jusqu’à quel excès il l’avait porté d’aimer les hommes, dont il ne recevait que des ingratitudes et méconnaissances. ‘‘Ce qui m’est beaucoup plus sensible, me dit-il, que tout ce que j’ai souffert en ma Passion, d’autant que s’ils me rendaient quelque retour d’amour, j’estimerais peu tout ce que j’ai fait pour eux, et voudrais, s’il se pouvait, en faire encore davantage ; mais ils n’ont que des froideurs et du rebut pour tous mes empressements à leur faire du bien. Mais, du moins, donne-moi ce plaisir de suppléer à leurs ingratitudes autant que tu en pourras être capable.’’ Et lui montrant mon impuissance, il me répondit : ‘‘Tiens, voilà de quoi suppléer à tout ce qui te manque.’’ Et en même temps, ce divin Cœur s’étant ouvert, il en sortit une flamme si ardente que je pensai en être consommée ; car j’en fus toute pénétrée, et ne pouvais plus la soutenir, lorsque je lui demandai d’avoir pitié de ma faiblesse. ‘‘Je serai ta force, me dit-il, ne crains rien, mais sois attentive à ma voix et à ce que je te demande pour te disposer à l’accomplissement de mes desseins.’’ » Il lui demande alors la communion fréquente (à cette époque, on ne communiait pas tous les jours, même dans les monastères), la communion réparatrice des premiers vendredis de chaque mois, et l’Heure Sainte : « Premièrement, tu me recevras dans le saint Sacrement autant que l’obéissance te le voudra permettre, quelque mortification et humiliation qui t’en doivent arriver, lesquelles tu dois recevoir comme des gages de mon amour. Tu communieras de plus tous les premiers vendredis de chaque mois. Et, toutes les nuits du jeudi au vendredi, je te ferai participer à cette mortelle tristesse que j’ai bien voulu sentir au jardin des Olives, et laquelle tristesse te réduira, sans que tu la puisses comprendre, à une espèce d’agonie plus rude à supporter que la mort. Et pour m’accompagner dans cette humble prière que je présentai alors à mon Père parmi toutes mes angoisses, tu te lèveras entre onze heures et minuit, pour te prosterner pendant une heure avec moi, la face contre terre, tant pour apaiser la divine colère, en demandant miséricorde pour les pécheurs, que pour adoucir en quelque façon l’amertume que je sentais de l’abandon de mes apôtres, qui m’obligea à leur reprocher qu’ils n’avaient pu veiller une heure avec moi, et pendant cette heure tu feras ce que je t’enseignerai. Mais, écoute, ma fille, ne crois pas légèrement à tout esprit et ne t’y fie pas ; car Satan enrage de te décevoir [à cette époque, ce verbe signifiait plutôt tromper, abuser] ; c’est pourquoi ne fais rien sans l’approbation de ceux qui te conduisent, afin qu’ayant l’autorité de l’obéissance, il ne te puisse tromper, car il n’a point de pouvoir sur les obéissants.’’ » C’est alors que des Sœurs la trouvant là, hors d’elle-même et incapable de répondre ni de se tenir sur ses jambes, l’amenèrent à la Supérieure, à qui elle raconta avec une extrême confusion ce qui venait de se passer. La Mère de Saumaise ne donna aucun crédit à tout ce récit et ne lui accorda rien, pour cette fois, de tout ce que Notre Seigneur avait demandé.

Sainte Marguerite-Marie tomba bientôt dans une fièvre continue qui nécessita qu’on la mette quelques temps à l’infirmerie où elle supporta la maladie avec une patience et soumission parfaites. Mais son divin Epoux lui « continuant toujours ses grâces », elle reçut sur son lit de souffrance une vision qui la marquera pour toujours : « Les trois adorables personnes de la très Sainte Trinité se présentèrent à moi et firent sentir de grandes consolations à mon âme. Je ne puis expliquer ce qui se passa, sinon que le Père éternel, me présentant une grosse croix toute hérissée d’épines, accompagnée de tous les instruments de la Passion, il me dit : – Tiens, ma fille, je te fais le même présent qu’à mon Fils bien-aimé. – Et moi, dit Jésus-Christ, je t’y attacherai comme je l’ai été, je t’y tiendrai fidèle compagnie. – L’adorable personne du Saint-Esprit me dit que n’étant qu’amour, il m’y consommerait en me purifiant. Mon âme demeura dans une paix et joie inconcevable, car l’impression qu’y firent ces divines Personnes ne s’est jamais effacée. Ils me furent représentés sous la forme de trois jeunes hommes vêtus de blanc tout resplendissants de lumière, de même âge, grandeur et beauté. Je ne compris pas alors, comme je l’ai fait ensuite, les grandes souffrances que cela signifiait. »

Face à des grâces et révélations d’une telle importance, la prudente Supérieure, Mère Marie-Françoise de Saumaise, réclame de nouvelles preuves : elle ordonne à la sainte de demander sa santé au Seigneur, l’assurant que si elle se rétablissait, on saurait que tout ce qui se passe en elle vient bien de l’esprit de Dieu, et qu’on lui permettrait dans ce cas de faire tout ce qu’il lui avait demandé, tant pour la communion des premiers vendredis que pour l’Heure Sainte. Sœur Marguerite-Marie obéit, et la Sainte Vierge vient aussitôt lui accorder cette grâce : « Prends courage, ma chère fille, dans la santé que je te donne de la part de mon divin Fils, car tu as encore un long et pénible chemin à faire, toujours dessus la croix, percée de clous et d’épines, et déchirée de fouets ; mais ne crains rien, je ne t’abandonnerai pas et te promets ma protection. » 

Anges et démon

Les souffrances que goûtait déjà Sœur Marguerite-Marie, et celles qu’on lui annonçait encore pour l’établissement du règne du Cœur Sacré de Jésus dans tous les cœurs, allaient attirer la céleste convoitise des anges, jaloux de ne pouvoir souffrir amoureusement pour la gloire de Dieu comme cette fidèle religieuse. Dans son autobiographie, elle raconte : « Comme l’on travaillait à l’ouvrage commun du chanvre, je me retirai dans une petite cour, proche du Saint Sacrement, où faisant mon ouvrage à genoux, je me sentis d’abord toute recueillie intérieurement et extérieurement, et me fut en même temps représenté l’aimable Cœur de mon adorable Jésus plus brillant qu’un soleil. Il était au milieu des flammes de son pur amour, environné de séraphins qui chantaient d’un concert admirable : ‘‘L’amour triomphe, l’amour jouit, l’amour du saint Cœur réjouit !’’ Et comme ces esprits bienheureux m’invitèrent de m’unir avec eux dans les louanges de ce divin Cœur, je n’osais pas le faire ; mais ils m’en reprirent, et me dirent qu’ils étaient venus afin de s’associer avec moi pour lui rendre un continuel hommage d’amour, d’adoration et de louanges, et que, pour cela, ils tiendraient ma place devant le saint Sacrement, afin que je le pusse aimer sans discontinuation par leur entremise, et que, de même, ils participeraient à mon amour, souffrant en ma personne comme je jouirais dans la leur. Et ils écrivirent en même temps cette association dans ce sacré Cœur, en lettres d’or et du caractère ineffaçable de l’amour. Et après environ deux ou trois heures que cela dura, j’en ai ressenti les effets toute ma vie. » Dès lors, elle ne priera plus ces célestes esprits qu’en les appelant ses « divins associés ». Et l’un d’eux lui sera plus particulièrement associé que tous les autres : « Comme j’étais dans une grande souffrance, Notre-Seigneur vint me consoler, me disant : ‘‘Ma fille, ne t’afflige pas, car je te veux donner un gardien fidèle qui t’accompagnera partout et t’assistera dans tous tes besoins et qui empêchera que ton ennemi ne prévaudra contre toi.’’ Ce fidèle gardien me dit une fois : ‘‘Je veux vous dire qui je suis, afin que vous connaissiez l’amour que votre Époux vous porte. Je suis un des sept Esprits qui sont les plus proches du trône de Dieu et qui participent le plus aux ardeurs du Sacré Cœur de Jésus-Christ, et c’est à dessein de vous les communiquer autant que vous serez capable de les recevoir.’’ »

Ce gardien lui sera en effet d’un grand secours tout au long de sa vie, mais particulièrement quand Satan demandera à Dieu permission de l’éprouver, telle un nouveau Job, par contradictions, humiliations, dérélictions et tentations. Le divin Maître informa sa fidèle servante qu’il lui avait tout permis (à la réserve de l’impureté) : le Tout-Puissant ne craint pas de faire servir même l’ennemi des âmes à la sanctification de ses élus, si bien que croyant parvenir à les arracher à Dieu pour les attirer en enfer, il ne fait que les purifier comme l’or au creuset, augmentant leurs mérites et leur gloire, et servant ainsi à ses dépens les desseins de la divine Providence. C’est ainsi que Lucifer, sûr de lui, à l’heure de commencer ses terribles persécutions sur la sainte, se présenta à elle et lui déclara : « Maudite que tu es, je t’attraperai, et si je te peux une fois tenir à ma puissance, je te ferai bien sentir ce que je sais faire, je te nuirai partout. » Bien qu’elle eût beaucoup à souffrir, Dieu l’assistait, la gardait de toute peur, et son saint ange la soutenait, jusque dans les escaliers du haut desquels le diable la fit un jour tomber : « Je me trouvai au bas, sans m’être fait aucun mal, bien que ceux qui me virent tomber crurent que je m’étais cassé les jambes, mais je sentis mon fidèle gardien qui me soutint ; car j’avais le bonheur de jouir souvent de sa présence, et d’être souvent reprise et corrigée de lui. »

Le fidèle serviteur et parfait ami du Sacré Cœur : 
saint Claude la Colombière

« Ce Souverain de mon âme a pris un tel empire sur moi, que si ce n’est pas l’esprit de Dieu qui me possède, je serai bien damnée jusqu’au fond des enfers », écrivait la sainte qui vivait dans de continuelles craintes d’être trompée, malgré toutes les assurances qu’elle pouvait recevoir du contraire, tant de la part de l’Esprit Saint que des personnes qui la conduisaient. Sa Supérieure, qui avait déjà maintes fois, par prudence, demandé à Dieu des preuves qu’il était bien l’auteur de ce qui se passait en Sœur Marguerite-Marie – preuves qu’elle avait toujours ponctuellement obtenues – voyant qu’il continuait à la favoriser de grâces si particulières, et se trouvant bien embarrassée pour la conduire dans ces voies très élevées de la perfection où Dieu l’appelait, crut qu’elle devait obliger cette fidèle religieuse à s’ouvrir à quelques personnes de doctrine de ce qui se passait en elle. Or Dieu permit, pour augmenter le mérite de sa servante, que quelques-uns de ceux qu’elle consulta non seulement ne reconnurent pas l’action de l’Esprit de Dieu, mais condamnèrent son attrait spécial pour l’oraison, la traitèrent de visionnaire et lui défendirent de s’arrêter à ses inspirations. Dans sa parfaite obéissance, elle obéit humblement : « Je fis tous mes efforts pour résister à ces attraits, croyant assurément que j’étais dans l’erreur ; mais n’en pouvant venir à bout, je ne doutai plus que je ne fusse abandonnée, puisqu’on me disait que ce n’était pas l’esprit de Dieu et que cependant il m’était impossible de résister à cet esprit. »

Dans ces appréhensions, elle s’adressa à son divin Maître : « Il me promit qu’il m’enverrait un sien serviteur, auquel il voulait que je manifestasse, selon l’intelligence qu’il m’en donnerait, tous les trésors et secrets de son sacré Cœur qu’il m’avait confiés, parce qu’il me l’envoyait pour me rassurer dans sa voie, et pour lui départir de grandes grâces de son sacré Cœur, qui les répandrait abondamment dans nos entretiens. » C’est alors qu’au début du mois de février 1675 arrivait de Lyon à Paray-le-Monial un jeune Jésuite de 34 ans, qui venait tout juste de prononcer ses « grands vœux » : le Père Claude La Colombière. La première fois qu’il vint rencontrer sa Communauté, sainte Marguerite-Marie entendit intérieurement : « Voilà celui que je t’envoie. » De son côté, le saint religieux de la Compagnie de Jésus, par une divine intuition, perçut dès la première confession où il la recevra qu’il se passe en elle quelque de chose de tout à fait extraordinaire, et alors qu’il ne l’a jamais vue auparavant, il lui parla comme s’il savait tout de sa vie intérieure ; mais la sainte l’écouta, pour cette fois, sans lui ouvrir son âme. Quelques jours plus tard, après une conférence qu’il donna à l’ensemble des Sœurs, il demanda à la Supérieure qui était cette religieuse. La lui ayant nommée, il lui dit que c’était « une âme de grâce ». La Mère de Saumaise le fera revenir peu de temps après pour qu’il la rencontre, ordonnant à Sœur Marguerite-Marie de s’ouvrir à ce prêtre. Elle y alla avec une extrême répugnance, qu’elle lui déclara sans fard, mais il lui répondit avec la même candeur qu’il était bien aise de lui donner une occasion de faire un sacrifice à Dieu ! Et après lui avoir découvert sans façon tout son intérieur, le Père La Colombière put la rassurer parfaitement, l’assurant qu’elle n’avait rien à craindre dans la conduite de cet esprit saint, d’autant qu’il ne la retirait jamais de l’obéissance, et qu’elle devait suivre tous ses mouvements, lui abandonner tout son être, et rendre grâce avec beaucoup d’humilité de l’infinie bonté de Dieu à son encontre.

Enfin confortée dans sa voie, sainte Marguerite-Marie allait pouvoir recevoir sa grande mission.

La Grande Révélation du Sacré Cœur

Un jour de l’octave de la Fête-Dieu, au mois de juin de cette même année 1675, la sainte de Paray est en adoration devant le Saint Sacrement. C’est l’heure de la Grande Révélation, la troisième « Grande Apparition » du Sacré Cœur : « Je reçus de mon Dieu des grâces excessives de son amour, et me sentis touchée du désir de quelque retour, et de lui rendre amour pour amour, et il me dit : ‘‘Tu ne m’en peux rendre un plus grand qu’en faisant ce que je t’ai déjà tant de fois demandé.’’ Alors me découvrant son divin Cœur : ‘‘Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes, qu’il n’a rien épargné jusqu’à s’épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour ; et pour reconnaissance je ne reçois de la plupart que des ingratitudes, par leurs irrévérences et leurs sacrilèges, et par les froideurs et les mépris qu’ils ont pour moi dans ce Sacrement d’amour. Mais ce qui m’est encore plus sensible est que ce sont des cœurs qui me sont consacrés qui en usent ainsi. C’est pour cela que je te demande que le premier vendredi d’après l’octave du Saint Sacrement soit dédié à une fête particulière pour honorer mon Cœur, en communiant ce jour-là, et en lui faisant réparation d’honneur par une amende honorable, pour réparer les indignités qu’il a reçues pendant le temps qu’il a été exposé sur les autels. Je te promets aussi que mon Cœur se dilatera pour répandre avec abondance les influences de son divin amour sur ceux qui lui rendront cet honneur, et qui procureront qu’il lui soit rendu.’’ »

Mission en apparence irréalisable à une jeune religieuse cloîtrée et parfaitement inconnue. Commence alors le céleste dialogue entre le Seigneur et sa fidèle servante :
– Mais, mon Seigneur, à qui vous adressez-vous ? À une si chétive créature et à une si pauvre pécheresse, que son indignité serait même capable d’empêcher l’accomplissement de votre dessein. Vous avez tant d’âmes généreuses pour exécuter vos desseins !
– Eh quoi ! lui dit le divin Sauveur, ne sais-tu pas que je me sers des sujets les plus faibles pour confondre les forts, et que c’est ordinairement sur les plus petits et pauvres d’esprit sur lesquels je fais voir ma puissance avec plus d’éclat, afin qu’ils ne s’attribuent rien à eux-mêmes ?
– Donnez-moi donc le moyen de faire ce que vous me commandez.
– Adresse-toi à mon serviteur et dis-lui de ma part de faire son possible pour établir cette dévotion et donner ce plaisir à mon divin Cœur. Qu’il ne se décourage point pour les difficultés qu’il y rencontrera, car il n’en manquera pas. Mais il doit savoir que celui-là est tout-puissant qui se défie de lui-même pour se confier intérieurement à moi.

Trois cœurs qui n’en font qu’un

Ce vrai serviteur de Dieu, choisi de toute éternité pour aider sainte Marguerite-Marie dans l’accomplissement de sa mission, n’est autre que le jeune Jésuite Claude La Colombière. C’est en vue de ce dessein que le Christ avait voulu, en amont, unir leurs deux cœurs dans le Sien très sacré. En effet, le saint prêtre étant une fois venu célébrer la sainte Messe dans la chapelle de la Visitation de Paray, Notre-Seigneur leur avait fait à tous deux « de très grandes grâces ». La sainte religieuse raconte : « Lorsque je m’approchai pour le recevoir dans la sainte communion, il me montra son sacré Cœur comme une ardente fournaise, et deux autres qui s’y allaient unir et abîmer, me disant : ‘‘C’est ainsi que mon pur amour unit ces trois cœurs pour toujours.’’ Et après il me fit entendre que cette union était toute pour la gloire de son sacré Cœur, dont il voulait que je lui découvrisse les trésors, afin qu’il en fît connaître et en publiât le prix et l’utilité ; et que pour cela il voulait que nous fussions comme frère et sœur, également partagés de biens spirituels. » Le Père la Colombière avait dès lors été le confident de la confidente, à qui il ordonna d’écrire ce qui se passait en elle, ce qu’elle fit par obéissance, malgré la « répugnance mortelle » qu’elle y avait.

Ainsi, quand après la grande apparition de juin 1675, elle s’adressa à lui concernant la mission qui leur était confiée pour la gloire de son Cœur, le saint jésuite lui fit coucher sur le papier tout ce qu’elle lui avait dit touchant ce sacré Cœur, et s’appliquât aussitôt au ministère dont Dieu venait de le charger. Et pour s’en acquitter parfaitement, il voulut commencer par lui-même : dès le 21 juin, qui était le vendredi après l’octave du Saint Sacrement, jour fixé par Notre-Seigneur pour la fête de son Sacré Cœur, il se consacra entièrement au sacré Cœur de Jésus.

Mais à peine un an plus tard, à la fin du mois de septembre 1676, le Père La Colombière était envoyé à Londres, au palais Saint-James, comme aumônier de la duchesse d’York, Marie-Béatrice d’Este. Sainte Marguerite-Marie se voyait privée du secours de celui qui seul jusqu’ici avait su comprendre et discerner l’œuvre de Dieu en elle. Elle reçut pourtant ce coup avec une entière soumission à la volonté de Dieu : « et lorsque seulement j’y voulu réfléchir, il me fit d’abord ce reproche : ‘‘Eh quoi ! ne te suffis-je pas, moi qui suis ton principe et ta fin ?’’  Il ne m’en fallut pas davantage pour lui tout abandonner, puisque j’étais assurée qu’il aurait soin de me pourvoir de tout ce qui me serait nécessaire. »

Mais le Seigneur ne semblait-il pas se contredire en éloignant ceux qu’il avait unis pour travailler à l’établissement de la fête de son Cœur, en retirant à sa disciple l’aide nécessaire pour répondre à ses divines requêtes ? « Vos pensées ne sont pas mes pensées, et mes voies ne sont pas vos voies, oracle du Seigneur. » (Isaïe 55,8) Saint Claude La Colombière, muni des écrits de la disciple bien-aimée du Sacré Cœur, allait pouvoir composer la Retraite spirituelle qu’il donnerait pour la première fois à Londres en 1677, et dont la publication amènerait des foules d’âmes à embrasser cette dévotion. Il écrit dans son journal : « Finissant cette retraite plein de confiance en la miséricorde de mon Dieu, je me suis fait une loi de procurer, par toutes les voies possibles, l’exécution de ce qui me fut prescrit de la part de mon adorable Maître à l’égard de son précieux Corps dans le saint Sacrement de l’autel, où je le crois véritablement et réellement présent. J’ai reconnu que Dieu voulait que je le servisse en procurant l’accomplissement de ses désirs, touchant la dévotion qu’il a suggérée à une personne à qui il se communique fort confidemment, et pour laquelle il a bien voulu se servir de ma faiblesse. Je l’ai déjà inspirée à bien des gens en Angleterre, et j’en ai écrit en France et prié un de mes amis de la faire valoir à l’endroit où il est. » Apôtre du sacré Cœur, saint Claude déploie son zèle là où la divine Providence l’envoie en sa Sagesse. Cette dévotion ne rencontrera, de plus, aucun obstacle au palais de Saint-James : la duchesse Marie-Béatrice avait été élevée dans l’amour du sacré Cœur au premier Monastère de la Visitation d’Italie, où elle avait même pris le voile. Seul le Pape avait su la détourner de son projet d’y faire profession pour lui faire épouser le duc catholique Jacques d’York, frère du roi d’Angleterre, pour raisons d’État. Notons enfin que pendant cette retraite si importante de 1677, saint Claude célèbre sa Messe chaque matin dans son petit oratoire, sur un autel qu’il a consacré au Cœur de Jésus.

Au cours de ses études à Paris, entre 1666 et 1670, si le jeune Claude La Colombière avait été témoin du grand renouveau catholique de la capitale, il l’avait été aussi de l’abominable affaire des poisons et ses messes noires, et surtout de la propagation de l’erreur janséniste, nouveau pharisianisme qui réduisait à rien l’amour de Dieu, laissait entendre que Jésus n’est pas mort pour tous les hommes, arrachait les fidèles aux bras maternels de la très Sainte Vierge et les détournait de la sainte Communion sous prétexte de respect. Puisque l’Eucharistie et le Sacré Cœur, c’est tout un, et que l’hérésie de Jansénius gagnait l’Angleterre déjà affaiblie dans sa foi en la présence réelle que niaient les anglicans, il était évident pour le saint Jésuite que la mission reçue du Seigneur par l’intermédiaire de sa confidente devait se jouer ici. « Dans ce pays où l’on se fait un point d’honneur de douter de votre présence réelle dans cet auguste Sacrement, je sens beaucoup de consolation à faire plusieurs fois le jour des actes de foi touchant la réalité de votre corps adorable sous les espèces du pain du vin », écrit-il. Non seulement on s’en faisait un point d’honneur, mais la loi imposait à tous ceux qui briguaient une place dans la fonction publique de se déclarer contre la foi en la transsubstantiation (transformation du pain et du vin en corps et sang du Seigneur dans l’Eucharistie). Pour les anglicans, les « papistes » qui adoraient l’hostie étaient des idolâtres. Et chez les catholiques mêmes qui continuaient à croire, de puissantes infiltrations jansénistes refroidissaient les âmes pour la Communion eucharistique. La Colombière prêchera alors avec force l’amour démesuré qui a poussé le Christ à instituer le Saint Sacrement de l’autel, et ensuite la convenance et l’utilité des fréquentes communions dans les dispositions requises, qui sont la réponse demandée dans les termes les plus déchirants par le Seigneur lui-même à Paray-le-Monial. Il s’exclame dans un sermon donné pour la Fête-Dieu : « Vous vous trompez, qui que vous soyez, vous qui ne nous prêchez que le respect et la révérence pour ce pain quotidien. Ce n’est pas à moi à examiner vos intentions ; mais certainement votre langage ne s’accorde pas avec le langage de Jésus-Christ. […] Il prie les hommes, il leur fait même violence pour les obliger à le recevoir. Forcez-les, dit-il dans l’Évangile, à prendre part au festin que je leur ai préparé. […] Ils s’éloignent [de la Communion] à cause des habitudes criminelles où ils sont encore. Mais que ne les quittent-ils, ces habitudes criminelles ? Malheureux impudiques, vous préférez le corps d’une prostituée au Corps de votre bon Maître, et vous osez dire que vous avez du respect pour ce saint Corps ! […] Que ferez-vous donc Seigneur, pour vaincre une si grande dureté ? Il faut que vous nous donniez un autre cœur, un cœur tendre, un cœur qui ne soit ni de marbre ni de bronze ; il faut donner votre Cœur même. Venez, aimable Cœur de Jésus, venez vous placer au milieu de ma poitrine et allumez-y un amour qui réponde, s’il est possible, aux obligations que j’ai d’aimer. » Il n’y a pas deux missions : répandre la dévotion au Sacré Cœur et combattre l’hérésie janséniste ; ces deux ministères se compénètrent, car le culte du Sacré Cœur ne devait pas seulement s’établir sur les ruines du jansénisme, elle en était le remède même, et saint Claude le premier devait l’employer pour éradiquer ce mal qui défigurait si pernicieusement l’Évangile du Christ.

Dans tous les doutes qu’il avait, le nouvel apôtre de l’Angleterre consultait sainte Marguerite-Marie, dont les billets lui apportaient toujours les lumières dont il avait besoin. Il s’attachait aussi à suivre au plus près les conseils qu’elle lui avait donnés de la part du Seigneur en un court Mémoire avant son départ : « Je ne vous dis pas tous les trésors que j’ai découverts dans ce petit Mémoire, écrit-il à la Mère de Saumaise, je serais trop long. Je ne crois pas que sans ce billet où étaient les avis de la Sœur Alacoque, j’eusse jamais pu soutenir les peines que j’ai souffertes. […] J’ai reçu d’elle trois ou quatre [avis] qui font tout le bonheur de ma vie. Dieu soit béni éternellement, qui daigne nous éclairer, nous autres pauvres aveugles, par les lumières des personnes qui communiquent plus intimement avec lui ! » Sa prière, surtout, lui est un appui précieux, comme il le confiera encore à la Supérieure de la Visitation de Paray : « On ne trouve point ici de Filles de Sainte-Marie, et beaucoup moins de Sœur Alacoque ; mais on trouve Dieu partout quand on le cherche, et on ne le trouve pas moins aimable à Londres qu’à Paray. Je le remercie de tout mon cœur de la grâce qu’il me fait d’être dans le souvenir de cette sainte religieuse ; je ne doute point que ses prières ne m’attirent de grandes grâces ! »

De grandes grâces, il lui en faut en effet, en tant que religieux et prêtre catholique en cette Angleterre où commence à sévir la « Terreur papiste », persécution anticatholique motivée par un obscur complot monté de toute pièce par le plus grand Judas de l’histoire du XVIIème siècle, Titus Oates, et dans l’ombre, par le glacial comte de Shaftesbury. « Il se passe ici tant d’intrigues et tant de conjurations supposées, écrivait à son frère la duchesse d’York, il y a tant de personnes accusées, qu’on ne peut en écrire la centième partie… Chaque jour, on invente de nouvelles histoires et de nouvelles conspirations, trop longues et trop confuses pour être contées. D’ailleurs, qu’écrire, quand tous les courriers sont arrêtés et toutes les lettres ouvertes ? Les catholiques sont bannis de Londres et beaucoup de pauvres gens meurent de faim et de misère ». Les historiens décrivent une véritable « explosion d’hystérie nationale », un « frénétique emportement du peuple, dont il serait difficile, dans toute l’histoire, de trouver un autre exemple » selon David Hume. Pour les seuls Jésuites présents en Angleterre, la terreur antipapiste se solde à 23 condamnations à la torture et au gibet pour haute trahison, et 147 morts dans la pourriture et la puanteur des prisons. Le Père la Colombière, qui s’est toujours tenu à l’écart des intrigues politiques, n’est pas tout de suite inquiété. Mais il est bientôt trahi par un de ses anciens fils spirituels, un Dauphinois du nom de Fiquet, qui porte contre lui de fausses accusations. Il n’en est pas surpris : le Seigneur lui avait annoncé cette traitrise par l’intermédiaire de sainte Marguerite-Marie. 

Après perquisition, un procès a donc lieu. Antoine Arnauld écrit, avoir pris connaissance de son dossier, ces quelques lignes qui nous renseignent et sur la teneur des calomnies, et au passage, sur l’apostolat du saint en terre anglaise : « Je demande à tout homme raisonnable s’il n’y a rien dans ces articles qui ait l’ombre de conjuration contre la vie du Roy et contre l’État. […] Un jésuite, autorisé par le Roy, étant aumônier de sa belle-sœur, conseille à un moine apostat de retourner dans son couvent, c’est une conjuration. Il conduit quelques filles catholiques qui veulent vivre dans Londres en religieuses, conjuration. Il désirait que quelques prêtres pussent aller prêcher la foi aux infidèles dans quelques endroits de l’Amérique occupés par les Anglais, conjuration. Rien sans doute n’est plus ridicule. »  Faute de preuve et surtout de crédibilité des chefs d’accusation, les juges devront se contenter de le bannir du Royaume.

Son séjour au-delà de la Manche prend fin le 17 décembre 1678 : après avoir été gardé à vue dix jours au palais Saint-James, comme malade, au sortir de trois semaines dans une cellule insalubre de la prison de King’s Bench où la phtisie dont il souffre depuis quelques mois s’est aggravée jusqu’aux crachements de sang, il revient en France. De Paris, il rentre à Paray-le-Monial où il demeure une dizaine de jours avant d’arriver à Lyon le 11 mars 1679. Il ne retournera à Paray qu’au cours de l’été 1681. Il souffre alors toujours d’une toux continuelle qui l’affaiblit au point qu’il ne peut quitter la chambre, s’habiller ni se rendre aucun service. Mais comme en témoigne une lettre qu’il adresse à Sœur Marguerite-Marie, son âme, loin d’être abattue, déborde de joie surnaturelle dans un parfait abandon : « Remerciez Dieu, s’il vous plaît, de l’état où il m’a mis. La maladie était pour moi absolument nécessaire ; sans cela je ne sais ce que je serais devenu ; je suis persuadé que c’est une des plus grandes miséricordes que Dieu ait exercées sur moi ». Dans cet état, pourtant, il est toujours apôtre, comme le Seigneur l’en a assuré par la sainte, que le Père La Colombière a pu visiter avant de s’aliter : « L’étant allé voir, elle me dit que Notre-Seigneur lui avait dit que si je me portais bien, je le glorifierais par mon zèle, mais qu’étant malade, il se glorifiait en moi. Néanmoins, elle me recommande extrêmement le soin de ma santé. […] Dieu pourrait bien me renvoyer la santé pour me punir du mauvais usage que je fais de la maladie. Sa sainte volonté soit faite ! »

Les médecins jugèrent bientôt, devant l’inutilité de leurs remèdes, qu’il fallait l’envoyer respirer son air natal à Dijon, ce que ses Supérieurs approuvèrent. Le jour de son départ étant fixé, sainte Marguerite-Marie, en étant avertie, fut inspirée de lui faire dire qu’elle le suppliait de ne pas sortir de Paray, s’il pouvait y demeurer sans manquer à l’obéissance due à ses supérieurs. Le saint prêtre lui demanda pourquoi ; la réponse fut simple : « [Notre-Seigneur] m’a dit qu’il veut le sacrifice de votre vie ici. » Il ne lui en fallut pas plus pour renoncer à son projet. Il demeura à Paray-le-Monial et y mourut quelques jours plus tard, le 15 février 1682, à l’âge de 41 ans.

Le lendemain, Mademoiselle de Bisefrand, une de ses pénitentes, vient promptement annoncer le décès de ce vrai serviteur de Dieu à Sœur Marguerite-Marie, qui lui dit avec une grande tristesse : « Priez et faites prier partout pour lui. » Il est cinq heures du matin. Cinq heures plus tard, à dix heures, le même jour, la sainte pouvait déjà lui faire parvenir ce billet : « Cessez de vous affliger ; invoquez-le ; ne craignez rien, il est plus puissant pour vous secourir que jamais» Elle-même, qui perdait en ce saint religieux le meilleur ami qu’elle avait eu en ce monde, ne se troubla pas de son décès : elle n’aimait ses amis que pour la gloire de Dieu et pour leur avancement en son divin amour, non pour elle-même. À sa Supérieure qui s’étonnait qu’elle ne lui demande pas permission de faire prières et pénitences pour le repos de son âme, elle répondit d’un air doux et content : « Ma chère Mère, il n’en a pas besoin ; il est en état de prier Dieu pour nous, étant bien placé dans le ciel, par la bonté et miséricorde du sacré Cœur de Jésus, Notre-Seigneur. Seulement, pour satisfaire à quelque négligence qui lui était restée en l’exercice du divin amour, son âme a été privée de voir Dieu, dès la sortie de son corps jusques au moment qu’il fut déposé dans le tombeau. »

« L’agonie » de sainte Marguerite-Marie 

L’année du trépas de son saint directeur, sainte Marguerite-Marie fut presque continuellement malade. Sa Supérieure doit enfin lui demander le 21 décembre 1682, au nom de l’obéissance et pour preuve du surnaturel de sa conduite, d’obtenir de Dieu cinq mois de santé : elle est guérie à la Messe qui suit, et retombera malade après le temps exigé. Elle est bien la victime choisie par le divin Cœur de Jésus, et non le jouet du diable. Mais c’est pendant le séjour du Père La Colombière à Londres que la vocation victimale de la sainte des Sainte-Marie atteignit son paroxysme, le 20 novembre 1677.

Depuis quelques temps, le Seigneur la pressait de s’offrir pour détourner les châtiments que la divine Justice voulait exercer sur une Communauté religieuse pour la reprendre et corriger de graves manquements à la charité : la sainte en tait l’identité, mais les écrits des contemporaines démontrent qu’il s’agit en réalité de sa propre communauté, où ce désordre était bien grand, comme le prouveront les événements de cette nuit terrible. « En me la faisant voir à la même heure avec les défauts particuliers qui l’avaient irrité, et tout ce qu’il me fallait souffrir pour apaiser sa juste colère, ce fut alors que tout frémit en moi ; et n’eus pas le courage de me sacrifier ; mais je dis que n’étant pas à moi, je ne pouvais le faire sans le consentement de l’obéissance. Mais la crainte que j’avais qu’on me le fît faire, me fit négliger de le dire. » Car oui, cette âme d’élite est bien de la même pâte humaine que nous ! Mais le Seigneur qui ne manque jamais de donner les grâces nécessaires à l’accomplissement de ses ordres, sait que le sacrifice qu’il lui demande n’est pas au-dessus de ses forces : le sentiment de son impuissance et de son incapacité est au contraire la meilleure disposition pour ne s’appuyer que sur Lui. « Je me fondais en larmes, et me voyant enfin contrainte de le dire à ma supérieure, laquelle voyant ma peine, me dit de me sacrifier à tout ce qu’il désirait de moi, sans réserve. Mais, mon Dieu, ce fut alors que ma peine se redoubla encore plus fort, car je n’avais point le courage de dire oui, et je résistais toujours. » Il la poursuit donc, sans lui laisser de repos, jusqu’à ce qu’enfin elle cède, mais elle a trop attendu : il en demande plus. La veille de la Présentation de la Sainte Vierge, fêtée le 21 novembre, jour auquel chaque année les religieuses de la Visitation renouvellent publiquement leurs vœux au cours de la sainte Messe – bien que par pure dévotion, car elles s’engagent au jour de leur Profession par des vœux perpétuels -, Notre-Seigneur lui déclara : « Puisque tu m’as tant fait résistance pour éviter les humiliations qu’il te conviendra souffrir par ce sacrifice, je te les donnerai au double ; car je ne te demandais qu’un sacrifice secret, et maintenant je le veux public et d’une manière et dans un temps hors de tout raisonnement humain. » L’agonie de la sainte commença : « Jamais je ne me vis en tel état. » Elle n’avait que des larmes pour exprimer sa souffrance, se sentant la plus criminelle du monde : à l’instar du Christ en son agonie, prenant sur lui nos péchés et s’offrant en victime d’expiation, lui qui était l’innocence même et l’Agneau sans tache, sainte Marguerite-Marie porte les péchés de sa Communauté comme si elle en était coupable, et doit s’offrir en réparation. Elle tremblait de tout son corps et ne savait que répéter : « Mon Dieu, ayez pitié de moi selon la grandeur de vos miséricordes ! »

Dans cet état pitoyable, elle est conduite à sa Supérieure, alors malade et alitée à l’infirmerie. Surprise de la trouver dans un tel état, elle lui ordonne de lui dire quelle est sa peine : « Je lui dis le sacrifice que Dieu voulait que je lui fisse de tout mon être, en présence de la Communauté, et le sujet pour quoi il me le demandait. » La Mère de Saumaise le permet, et avant qu’elle ait eu la possibilité d’en informer la Sœur Assistante (la Sœur qui aide la Supérieure dans sa charge et gouverne la Communauté en son absence, ce qui était le cas), sainte Marguerite-Marie vient s’agenouiller au milieu de toutes à « l’obéissance » (courte assemblée biquotidienne de toutes les Sœurs de la Communauté pour les annonces et l’organisation générale du monastère), s’humilie et révèle les reproches du Seigneur, dans le silence et la stupeur générale. Les unes se taisent, les autres s’indignent avec véhémence contre cette jeune religieuse professe depuis cinq ans à peine, sans responsabilité aucune dans la Maison, et prétendument mystique, qui fait ainsi la leçon à toutes, et qui plus est en l’absence de la Supérieure ! Cette dernière, qui connaît bien les défauts de sa communauté, et croit en l’authenticité des révélations de Sœur Marguerite-Marie, croit devoir imposer elle-même une pénitence générale à ses filles, reconnaissant ainsi officiellement leur culpabilité. La Sœur Assistante en transmet aussitôt l’ordre : les plus vertueuses vont l’accomplir humblement dans leurs cellules, quand les plus coupables, au comble de l’indignation, vont demander des comptes à la sainte victime, qui est à son emploi à l’infirmerie. Elle est « traînée » çà et là, poursuivie d’invectives, on lui jette de l’eau bénite en récitant des prières pour chasser le démon dont on la croit possédée. Elle écrit : « Je puis assurer que je n’avais jamais tant souffert, non pas même quand j’aurais pu rassembler toutes les souffrances que j’avais eues jusqu’alors, et toutes celles que j’ai eues depuis, et que toutes ensemble m’auraient été continuelles jusqu’à la mort, cela ne me semblerait pas comparable à ce que j’endurai cette nuit, de laquelle Notre-Seigneur voulut gratifier sa chétive esclave, pour honorer la nuit douloureuse de sa Passion, quoique ce ne fut qu’un petit échantillon. Cette nuit s’étant donc passée dans les tourments que Dieu connaît et sans repos, jusqu’environ la sainte Messe, que j’entendis cette parole : ‘‘Enfin la paix est faite, et ma sainteté de justice est satisfaite par le sacrifice que tu m’as fait, pour rendre hommage à celui que je fis au moment de mon Incarnation dans le sein de ma Mère ; le mérite duquel j’ai voulu joindre et renouveler par celui que tu m’as fait, afin de l’appliquer en faveur de la charité, comme je te l’ai fait voir. […] C’est pourquoi, à mon imitation, tu agiras et souffrira en silence, sans autre intérêt que la gloire de Dieu dans l’établissement du règne de mon sacré Cœur dans celui des hommes, auxquels je le veux manifester par ton moyen.’’ »

Oui, vraiment, la paix est faite : on a vu ce matin-là, 21 novembre 1677, plusieurs Sœurs de la Communauté demander à se confesser avant la sainte Messe. La servante de Dieu, quant à elle, bien qu’à présent dans une paix parfaite, ne sortit pas tout de suite de cet état souffrant. « Il n’y avait aucune partie de mon être qui n’eût sa souffrance particulière, tant l’esprit que le corps ; et cela sans compassion ni consolation, car le diable me livrait de furieux assauts, et mille fois j’aurais succombé si je n’avais senti une puissance extraordinaire qui me soutenait et combattait pour moi. » La Communauté, qui ne savait rien de sa peine, mais voyait bien qu’elle souffrait, ne savait que penser de la voir ainsi. On blâmait son attrait pour l’oraison, on suspectait son amour pour les croix, bref, les sentiments d’estime que ses Sœurs avaient pour sa vertu commencèrent à s’affaiblir : « J’étais continuellement interrogée, et le peu de réponse que l’on tirait de moi comme par force, ne laissait pas de servir d’instrument pour augmenter mon supplice. Je ne pouvais ni manger, ni parler, ni dormir. […] Enfin ma supérieure ne sachant plus que faire de moi, me fit communier pour demander à Notre-Seigneur, par obéissance, de me remettre en ma première disposition, […] ce qu’il fit, et je trouvai tout tellement changé que je me sentais comme un esclave à qui l’on vient de redonner la liberté. Mais cela ne dura guère, car l’on commença à me dire que c’était le diable qui était l’auteur de tout ce qui se passait en moi, et qu’il me perdrait, si je n’y prenais garde, par ses ruses et illusions. » Coup terrible pour cette sainte religieuse qui ne craignait rien tant que d’être trompée et de tromper les autres. Elle tenta, une fois encore, et par tous les moyens qu’on lui conseillait, de résister à la conduite de l’esprit qui la guidait, mais en vain : « Je combattais quelquefois si fort que j’en restais tout épuisée de force ; mais mon Souverain se jouait de tout cela, et me rassurait si fort, qu’il dissipait toutes mes craintes au premier abord, disant : ‘‘Qu’as-tu à craindre entre les bras du Tout-Puissant ? Pourrait-il bien te laisser périr en t’abandonnant à tes ennemis, après m’être rendu ton père, ton maître et ton gouverneur dès ta plus tendre jeunesse, en te donnant de continuelles preuves de l’amoureuse tendresse de mon divin Cœur, dans lequel même j’ai établi ta demeure actuelle et perpétuelle ? Pour plus grande assurance, dis-moi quelle plus forte preuve tu souhaites de mon amour, et je te la donnerai. Mais pourquoi combats-tu contre moi, qui suis ton seul, vrai et unique ami ?’’ Ces reproches de ma défiance me jetèrent dans un si grand regret et confusion que je me proposai dès lors de ne jamais rien contribuer aux épreuves que l’on ferait de l’esprit qui me conduisait ».

Ainsi affermie comme le Christ après son Agonie, cette véritable épouse de Jésus crucifié pouvait maintenant, avec une nouvelle vigueur, aller au-devant de sa Passion.

Les noces du Crucifié
Héritière et épouse du Sacré Cœur de Jésus

Dans l’Ordre de la Visitation Sainte-Marie, l’élection de la Supérieure a lieu tous les trois ans. En 1678, la Communauté de Paray-le-Monial choisit Mère Péronne-Rosalie Greyfié pour succéder à la Mère de Saumaise. Bien embarrassée pour la conduite de Sœur Marguerite-Marie, elle aura toujours à son égard une étonnante sévérité qui lui fera bien éprouver l’héroïcité de sa vertu. Elle lui commandait par obéissance des choses qu’elle paraissait hors d’état de pouvoir accomplir, et la trouvait toujours soumise. Quand la sainte lui faisait le récit de quelque grâce reçue, elle n’en faisait aucun cas, la mortifiait, et l’en trouvait contente : « Je l’aimais beaucoup, lit-on même dans l’autobiographie de la bienheureuse, à cause qu’elle nourrissait mon âme abondamment du pain délicieux de la mortification et humiliation, qui était si agréable au goût de mon souverain Maître ». Dans le mémoire que la Mère Greyfié écrira sur cette fille d’exception, elle ne pourra commencer que par cet humble aveu : « Feu notre chère Sœur Marguerite-Marie Alacoque m’a fait l’honneur et la grâce de me vouloir du bien et d’avoir pour moi une confiance, dont je me reconnais très indigne. »

Pour l’heure, la nouvelle Supérieure va expérimenter à ses dépens que c’est bien le Seigneur qui guide cette sainte religieuse, et qu’il ne veut pas qu’on mette d’obstacle à ses demandes. Elle sait que Sœur Marguerite-Marie a permission de communier le premier vendredi de chaque mois, et de prier l’Heure Sainte la nuit du jeudi au vendredi, prosternée le visage contre terre et les bras en croix. Or, quelques mois après son élection, vers le mois d’octobre 1678, elle lui retire la permission de faire l’Heure Sainte : « Elle obéit à l’ordre que je lui en donnai, raconte-t-elle dans ses mémoires, mais souvent, pendant cet intervalle d’interruption, elle venait à moi, toute craintive, m’exposer qu’il lui semblait que Notre-Seigneur me savait mauvais gré de ce retranchement. » Malgré cet avertissement, Mère Greyfié ne cède pas. Mais le 14 octobre, une jeune Sœur de 21 ans, Marie-Elisabeth Quarré, professe depuis trois ans, et sur laquelle cette Supérieure fondait les plus belles espérances, meurt « d’un flux de sang ». Aucune autre Sœur du monastère n’en fut atteinte, ce qui, mis à bout à bout avec diverses autres circonstances qui accompagnèrent sa perte, fit comprendre à la Mère Péronne-Rosalie que c’était là le signe manifeste de la désapprobation du Seigneur. Elle rend immédiatement l’Heure Sainte à Sœur Marie-Marguerite, qui pendant les années de sa charge supériorale, va vivre, au milieu des continuelles épreuves dont sa vie religieuse sera toujours tissée, de nouvelles grâces de choix.

« Une fois, relate la sainte religieuse, mon souverain Sacrificateur me demanda de faire en sa faveur un testament par écrit, ou donation entière et sans réserve, comme je la lui avais déjà faite de bouche, […] et me fit demander à ma Supérieure si elle voulait servir de notaire en cet acte ; qu’il se chargerait de la payer solidement. » Le 31 décembre 1678, Mère Greyfié tenait la plume : « Vive Jésus dans le cœur de son épouse, ma Sœur Marguerite-Marie, pour laquelle et en vertu du pouvoir que Dieu me donne sur elle, j’offre, dédie et consacre purement et inviolablement au sacré Cœur de l’adorable Jésus tout le bien qu’elle pourra faire pendant sa vie et celui que l’on fera pour elle après sa mort, afin que la volonté de ce Cœur divin en dispose à son gré, selon son bon plaisir, et en faveur de quiconque il lui plaira, soit vivant soit trépassé, ma Sœur Marguerite-Marie protestant qu’elle se dépouille volontiers généralement de tout, excepté la volonté d’être à jamais unie au divin Cœur de son Jésus, et l’aimer purement pour l’amour de lui-même. En foi de quoi, elle et moi signons cet écrit. Fait le dernier jour de décembre 1678. » Et elle signe : « Sœur Péronne-Rosalie Greyfié, à présent supérieure et de laquelle ma Sœur Marguerite-Marie demandera tous les jours la conversion à ce Cœur divin et adorable, avec la grâce de la pénitence finale. » L’heureuse privilégiée va présenter l’original acte notarial à son divin Amant : « Il m’en témoigna un grand agrément, et me dit que […] puisque son amour m’avait dépouillée de tout, qu’il ne voulait plus que j’eusse d’autres richesses que celles de son sacré Cœur, desquelles il me fit une donation à l’heure même, me la faisant écrire de mon sang, selon qu’il la dicterait et puis je la signai sur mon cœur avec un canif, duquel j’y écrivis son sacré Nom de Jésus. » Notre-Seigneur lui montra alors, écrite dans son divin Cœur, cette donation réciproque qui n’est rien moins que le testament céleste du Dieu fait homme : « Je te constitue héritière de mon Cœur et de tous ses trésors pour le temps et l’éternité, te permettant d’en user selon ton désir, et te promets que tu ne manqueras de secours que lorsque mon Cœur manquera de puissance. Tu en seras pour toujours la disciple bien-aimée, le jouet de son bon plaisir et l’holocauste de ses désirs ; et lui seul sera le plaisir de tous tes désirs, qui réparera et suppléera à tes défauts et t’acquittera de tes obligations. » Si l’amour du Seigneur est exigent, il ne se laisse jamais vaincre en générosité. Aussi, il ajoute une dernière clause à ce divin testament : « Il me dit qu’il prendrait soin de récompenser au centuple tous les biens que l’on me ferait, comme faits pour lui-même, puisque je n’avais plus rien à y prétendre. » Sa prodigalité ne connaît pas de limite. Et puisque désormais tout ce qui est à elle est à Lui, et tout ce qui est à Lui est à elle, il pourra agir avec sa Bien-aimée avec la plus exquise familiarité : « Ma fille, me dit-il, je prends tant de plaisir à voir ton cœur que je me veux mettre en sa place et te servir de cœur – ce qu’il fit si sensiblement qu’il ne m’était pas permis d’en douter. Depuis ce temps, sa bonté me donnait un si libre accès auprès de sa grandeur, que je ne puis l’exprimer. – As-tu perdu au change que tu as fait avec moi, me dit Notre-Seigneur, en me donnant tout ? »

Le Christ a déjà honoré sainte Marguerite-Marie des titres de disciple bien-aimée, confidente et héritière de son sacré Cœur, il veut maintenant y ajouter celui d’épouse. L’heure du mariage mystique a sonné. Lors de sa solitude (retraite annuelle) de 1684, l’heureuse élue goûte aux prémices du Ciel. Elle raconte : « Le premier jour, il me présenta son sacré Cœur comme une fournaise d’amour, où je me sentis jetée et d’abord pénétrée et embrasée de ses vives ardeurs, qu’il me semblait m’aller réduire en cendres. Ces paroles me furent dites : – Voici le divin purgatoire de mon amour, où il te faut purifier le temps de cette vie purgative. Ensuite, je t’y ferai trouver un séjour de lumière et enfin d’union et de transformation. – Ce qu’il m’a fait éprouver si efficacement pendant toute ma solitude, que je ne savais quelques fois si j’étais au ciel ou en la terre, tant je me sentais remplie et abîmée dans mon Dieu. […] J’ai été mise en un séjour de gloire et de lumière où moi, misérable néant, ai été comblée de tant de faveurs qu’une heure de cette jouissance est suffisante pour récompenser les tourments de tous les martyrs. » Tout est prêt pour les noces : « Il épousa mon âme en l’excès de sa charité, mais d’une manière et union inexplicable, changeant mon cœur en une flamme de feu dévorant de son pur amour, afin qu’il consume tous les amours terrestres qui s’en approcheraient, me faisant entendre que, m’ayant toute destinée à rendre un continuel hommage à son état d’hostie et de victime au très saint Sacrement, je devais, en ces mêmes qualités, lui immoler continuellement mon être par amour, adoration, anéantissement et conformité à la vie de mort qu’il a dans la sainte Eucharistie, pratiquant mes vœux sur ce sacré modèle. »

Pour Jésus au Saint Sacrement

C’est dans la sainte Eucharistie
Où j’ai trouvé mon vrai trésor :
Jésus pour m’y donner la vie
S’y tient dans un état de mort.

C’est à l’ombre de cette hostie,
Qu’il a blessé mon pauvre cœur,
Pour lui communiquer sa vie
Et s’en rendre à jamais vainqueur.

Si pour avoir un Dieu que j’aime
Il faut un parfait dénuement,
Je quitte tout, jusqu’à moi-même,
Pour Jésus au saint Sacrement.

Cantique composé par sainte Marguerite-Marie

Mille traits de sa vie en témoignent : l’amour passionné de sainte Marguerite-Marie pour le Sacrement de l’autel dépassait toute mesure. Dans le monde, Jésus caché dans l’Hostie était son refuge, elle n’entre au cloître que pour lui, et il sera le centre de toute sa vie religieuse. Toute l’existence de la disciple bien-aimée du sacré Cœur fut eucharistique. À cela rien d’étonnant : l’Eucharistie, c’est le Cœur de Jésus, et le Cœur de Jésus, c’est l’Eucharistie.

Toute la consolation de cette sainte religieuse était d’être devant le saint Sacrement, auprès duquel elle passait tous les moments qui lui étaient libres. Notre-Seigneur l’y attirait sensiblement, et quand elle résistait, il la mettait dans un état de peine intérieure inexprimable : celle que Lui-même ressentait. Quand elle devait quitter le chœur à la fin de l’oraison, c’était comme si on lui arrachait le cœur. Elle priait alors : « Ô mon Jésus ! ne pouvant demeurer en votre présence, venez donc avec moi pour sanctifier tout ce que je ferai, puisque tout est pour vous ! »

La sainte de Paray soupirait sans cesse après la Communion et aurait tout souffert pour avoir le bonheur de recevoir « le Dieu de son cœur et le Cœur de son Dieu » : « J’ai un si grand désir de la sainte communion, que quand il me faudrait marcher par un chemin de flammes, les pieds nus, il me semble que cette peine ne m’aurait rien coûté, en comparaison de la privation de ce bien. Rien n’est capable de me donner une joie sensible que ce pain d’amour, après la réception duquel je demeure comme anéantie devant mon Dieu, mais avec une si grande joie que je passe quelquefois un demi-quart d’heure pendant lequel tout mon intérieur est dans le silence et dans un profond respect, pour entendre la voix de Celui qui fait tout le contentement de mon âme. » Un jour que le désir de recevoir son Seigneur la tourmentait particulièrement, elle le supplia : « Apprenez-moi ce que vous voulez que je vous dise. » Il lui répondit : « Rien, sinon ces paroles : Mon Dieu, mon Unique et mon Tout, vous êtes tout pour moi et je suis toute pour vous ! Elles te garderont de toutes sortes de tentations et suppléeront à tous les actes que tu voudrais faire et te serviront de préparation en tes actions. » 

Sainte Marguerite-Marie passait les nuits précédant les Communions dans d’amoureux colloques, sans presque pouvoir dormir, disant souvent : « Mon âme a une si grande faim de vous, ô mon Dieu ! que mon cœur vous désire à chaque moment qu’il respire. » Et elle confie : « S’il m’avait été libre de communier souvent, j’aurais eu mon cœur content. Et comme une fois que je le désirais ardemment, mon divin Maître se présenta devant moi, comme j’étais chargée de balayures, il me dit : – Ma fille, j’ai vu tes gémissements, et les désirs de ton cœur me sont si agréables, que si je n’avais pas institué mon divin Sacrement d’amour, je l’instituerais pour l’amour de toi, afin d’avoir le plaisir de loger dans ton âme et prendre mon repos d’amour dans ton cœur. » Il lui renouvellera cette déclaration inouïe le Vendredi Saint 28 mars 1687, quand se trouvant dans un si grand désir de communier, mais ne pouvant le faire, elle prie, tout en larmes : « Aimable Jésus ! je me veux consommer en vous désirant, et ne pouvant vous posséder en ce jour, je ne laisserai de vous désirer. » Ce Souverain de son âme lui répond alors : « Ma fille, ton désir a pénétré si avant dans mon Cœur que, si je n’avais pas institué ce Sacrement d’amour, je le ferais pour me rendre ton aliment. Je prends tant de plaisir à être désiré, qu’autant de fois que le cœur forme ce désir, autant de fois je le regarde amoureusement pour l’attirer à moi. » Et la sainte d’avouer : « Cette vue s’imprima si fortement en moi, que je souffrais beaucoup de le voir si peu aimé. »

La compassion de sainte Marguerite-Marie ne fut pas stérile, mais source de toutes les générosités. Cette amante sacrée, à la demande du Christ, s’est offerte en victime pour réparer, consoler, et faire triompher son divin Cœur abreuvé de mépris. Elle souffre pour cela en son âme et en son corps, comme une hostie tout immolée à sa gloire, « pour réparer en quelque manière, l’ingratitude de tant de cœurs, qui ne rendent point de retour à l’amour ardent de celui de Jésus-Christ au divin Sacrement d’amour. » Mais toutes ces souffrances ne sont rien à côté de la douleur qu’elle ressent quand ce Sacré Cœur lui est représenté avec ces paroles : « J’ai soif, mais d’une soif si ardente d’être aimé des hommes au saint Sacrement, que cette soif me consume ; et je ne trouve personne qui s’efforce, selon mon désir, pour me désaltérer, en rendant quelque retour à mon amour. » C’est pour réparer les sacrilèges et indifférences par lesquelles le Christ est continuellement offensé dans son Sacrement d’amour, qu’il lui a fait la demande de la communion réparatrice du premier vendredi de chaque mois. Elle y répondra autant que l’obéissance lui permettra « afin de réparer, écrit-elle, autant qu’il m’est possible, les outrages qu’il a reçus pendant le mois dans le très saint Sacrement. »

Outre cette pratique mensuelle, le Seigneur viendra parfois mendier amour et réparation auprès de son épouse, quand des Communions froides ou sacrilèges mettront le comble à la douleur de son Cœur blessé et méprisé : « Je veux que ton cœur me soit un asile où je me retirerai pour y prendre mon plaisir, lorsque les pécheurs me rejetteront des leurs. » Il vient la trouver, un jour qu’elle se prépare à Communier : « Regarde, ma fille, le mauvais traitement que je reçois dans cette âme qui vient de me recevoir. Elle a renouvelé toutes les douleurs de ma Passion. – Je me jetai à ses pieds adorables, saisie de crainte et de douleur, pour les arroser de mes larmes, lui disant : – Mon Seigneur et mon Dieu, si ma vie est utile pour réparer ces injures, quoique celles que vous recevez de moi soient mille fois plus grandes, néanmoins me voilà votre esclave ; faites de moi tout ce qu’il vous plaira. – Je veux que toutes les fois que je te ferai connaître le mauvais traitement que je reçois de cette âme, lorsque tu m’auras reçu, tu te prosterneras à mes pieds pour faire amende honorable à mon amour, offrant à mon Père le sacrifice sanglant de la Croix pour cet effet, et offrant ton être pour rendre hommage au mien et pour réparer les indignités que je reçois dans ce cœur. » Alors dans un grand étonnement d’entendre ces paroles à propos d’une âme « qui venait de se laver dans le sang précieux de Jésus-Christ » (c’est-à-dire de se confesser), elle entend à nouveau la voix de son Bien-aimé qui explique : « Ce n’est pas qu’elle soit dans le péché, mais dans la volonté de pécher, qui n’est point sortie de son cœur, ce que j’ai plus en horreur que l’acte du péché même, car c’est appliquer mon sang sur un cœur corrompu, incapable d’en recevoir aucun effet, par mépris, d’autant que la volonté au mal est la racine de toute corruption. » Abus des Sacrements de la Confession et de l’Eucharistie, qui condamne ceux qui les reçoivent, par une disposition toute opposée à l’action transformatrice du sacré Cœur dans les nôtres : s’il déborde de miséricorde pour les pécheurs qui s’approchent de Lui sincèrement, sa grâce ne peut rien, pour ainsi dire, pour les âmes qui ne veulent pas quitter le péché, car il ne violente jamais le libre arbitre. Oui, cette âme a renouvelé toutes les douleurs de sa Passion, parce qu’elle a rendu sa Passion comme inutile pour elle-même en usant de ses fruits sacrés – les Sacrements – non pour son salut mais pour sa perte ; elle a renouvelé la trahison de Judas, recevant de la main même du Sauveur le pain eucharistique au soir de la dernière Cène, pour aller ensuite le livrer.

Pur amour

Le Christ mendie la réponse de notre amour au sien. « Rendre amour pour amour » – c’est la définition même de la réparation – fut la quête incessante de sainte Marguerite-Marie, tout le but de sa vie. Mais Notre-Seigneur nous ayant aimé d’un amour pur, elle comprenait la nécessité de lui rendre un amour qui fut tel : désintéressé jusqu’à l’oubli de soi, absolu, sans réserve. Elle parvint, autant qu’un cœur humain en est capable avec la grâce de Dieu, à cette perfection du « pur amour ». Le Seigneur lui en rendra lui-même témoignage par Sœur Marie-Marthe Chambon (1841-1907), religieuse converse et grande mystique de la Visitation de Chambéry, qu’il exhortait ainsi : « Ma fille, aime-moi purement pour moi-même, sans avoir égard au châtiment ou à la récompense », avant d’ajouter, en lui désignant sainte Marguerite-Marie dont le regard dévorait son Cœur : « Celle-ci m’a aimé, de cet amour pur et uniquement pour moi tout seul ! »

La sainte le confessera dans son autobiographie : « Je me suis toujours sentie portée à aimer mon souverain Seigneur pour l’amour de lui-même, ne voulant ni désirant que lui seul, je ne me suis jamais attachée à ses dons, pour grands qu’ils fussent à mon égard ; et je ne les prisais que parce qu’ils venaient de lui, et je n’y faisais que le moins de réflexion que je pouvais, tâchant de tout oublier pour ne me souvenir que de lui, hors duquel tout le reste ne m’est rien. » C’est un véritable miracle de chasteté en cette âme que le Ciel noyait dans les plus grandes grâces mystiques ! Mais son Maître spirituel, le Christ lui-même, lui avait donné les plus admirables leçons : « Il voulait que je reçusse toute chose comme venant de lui, sans rien me procurer ; et lui tout abandonner sans disposer de rien ; […] ne chercher aucune consolation hors de lui ; encore fallait-il, lorsqu’il m’en donnerait, les lui sacrifier en y renonçant ; ne tenir à rien ; être vide et dépouillée de tout ; n’aimer rien que lui, en lui et pour l’amour de lui ; ne regarder que lui en toute chose et les intérêts de sa gloire dans un parfait oubli de soi-même. »

Ainsi elle pouvait dire, quand son Bien-aimé la comblait de consolations spirituelles si grandes que, de son propre aveu, elle n’aurait pu les soutenir si elles avaient duré : « O mon unique Amour, je vous sacrifie tous ces plaisirs. Gardez-les pour ces âmes saintes qui vous en glorifieront plus que moi, qui ne veux que vous seul, tout nu sur la Croix, où je vous veux aimer vous seul pour l’amour de vous-même. Ôtez-moi donc tout le reste, afin que je vous aime sans mélange d’intérêt ni de plaisir ! » Voilà le pur amour ! Voilà pourquoi elle ne désirait ici-bas que la croix : elle n’aimait pas la souffrance pour elle-même, mais comme le moyen d’aimer purement son Dieu, et parce que c’est une règle que « l’amour égale les amants », par une conformité de l’un à l’autre. « L’amour pur, écrit-elle, ne peut rien souffrir de dissemblable aux amants et ne donne point de repos qu’il n’ait rendu l’amante conforme à son Bien-Aimé. Autrement, jamais elle n’en viendrait à l’union qui ne se fait que par conformité. » Elle s’en explique encore admirablement dans une lettre au Père Jean Croiset, jésuite : « Rien n’est capable de me plaire en ce monde que la croix de mon divin Maître, mais une croix toute semblable à la sienne, c’est-à-dire pesante, ignominieuse, sans douceur, sans consolation, sans soulagement. Que les autres soient assez heureux pour monter avec mon divin Maître sur le Thabor ; pour moi, je me contenterai de ne savoir point d’autre chemin que celui du Calvaire, jusqu’au dernier soupir de ma vie, parmi les fouets, les clous, les épines et la croix, sans autre consolation ni plaisir que celui de n’en avoir point en cette vie. […] Remerciez donc pour moi, mon R. Père, notre souverain Maître de ce qu’il m’honore si amoureusement et libéralement de sa précieuse croix, ne me laissant pas un moment sans souffrir. Priez cet aimable Sauveur de ne se point rebuter du mauvais usage que j’ai fait jusqu’à présent d’une si grande grâce. Ne nous lassons donc point de souffrir en silence. La croix est bonne en tout temps et en tous lieux, pour nous unir à Jésus-Christ souffrant et mourant» Après avoir lu ces lignes, qui entreprendrait de juger les apparents excès de sainte Marguerite-Marie s’exposerait en même temps à juger l’amour. Car c’est bien l’amour qui lui fit faire tant de folies pour Celui qu’elle aime, et on peut dire avec vérité que qui n’a jamais fait de folies par amour n’a jamais aimé. Mais quelquefois, son divin Époux se jouait amoureusement d’elle : « Il prenait plaisir de contrarier mes désirs, comme un sage et expérimenté directeur, me faisant jouir lorsque j’aurai voulu souffrir ». Il la mène ainsi au comble de la perfection, la dépouillant de tout désir pour ne plus vouloir que ce qu’il veut…

La vie de souffrance de sainte Marguerite-Marie fut donc véritablement une vie d’amour, d’autant que, dès le début de sa vie religieuse, le Seigneur lui avait laissé choisir, en toute liberté, entre le Thabor et le Calvaire : « Cet unique Amour de mon âme se présenta à moi, portant d’une main le tableau d’une vie la plus heureuse qu’on se la puisse figurer pour une âme religieuse, toute dans la paix, les consolations intérieures et extérieures, une santé parfaite jointe à l’applaudissement et estime des créatures, et autres choses plaisantes à la nature. Et de l’autre main il portait un autre tableau d’une vie toute pauvre et abjecte, toujours crucifiée par toute sorte d’humiliations, mépris et contradictions, toujours souffrante au corps et en l’esprit. Et me présentant ces deux tableaux, il me dit : ‘‘Choisis, ma fille, celui qui t’agréera le plus ; je te ferai les mêmes grâces au choix de l’un comme de l’autre.’’ Et me prosternant à ses pieds pour l’adorer, en lui disant : ‘‘Ô mon Seigneur, je ne veux rien que vous et le choix que vous ferez pour moi !’’ Et après m’avoir beaucoup pressée de choisir : ‘‘Vous m’êtes suffisant, ô mon Dieu ! Faites pour moi ce qui vous glorifiera le plus, sans avoir nul égard à mes intérêts ni satisfactions. Contentez-vous, cela me suffit.’’ Alors il me dit qu’avec Madeleine, j’avais choisi la meilleure part, qui ne me serait point ôtée, puisqu’il serait mon héritage pour toujours. Et me présentant ce tableau de crucifixion : ‘‘Voilà, me dit-il, ce que je t’ai choisi et qui m’agrée le plus, tant pour l’accomplissement de mes desseins que pour te rendre conforme à moi. L’autre est une vie de jouissance, et non de mérite : c’est pour l’éternité.’’ »

Mais c’est dans une lettre qu’elle écrit à son directeur spirituel que l’on découvre jusqu’à quelle extrémité allait la pureté de son amour pour Dieu, à tous ses dépens : « Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que je voudrais aimer mon Amour crucifié d’un amour aussi ardent que celui des séraphins ; mais je ne serais pas fâchée que ce fût dans l’enfer que je l’aimasse de la sorte. Je suis affligée jusqu’à l’excès lorsque je pense qu’il y aura un lieu dans le monde où, pendant toute l’éternité, un nombre infini d’âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ n’aimeront nullement cet aimable Rédempteur. Cette pensée, dis-je, me donne une terrible peine. Je voudrais, mon aimable Sauveur, souffrir tous ces tourments, pourvu que je pusse vous y aimer autant que l’auraient pu faire dans le ciel tous les malheureux qui souffriront toujours et ne vous aimeront jamais. » Voilà comme elle exprime, avec une surprenante ingénuité, le souhait le plus sublime qui puisse être dans une âme religieuse. Il n’est pas dans les plans de Dieu de laisser ses élus s’abîmer en enfer, elle le sait, mais cette pensée qui l’habite nous donne d’admirer le pur amour dont elle brûle, au point de se compter pour rien.

Premier triomphe de la dévotion au Sacré Cœur

« Je veux que tu me serves d’instrument pour attirer des cœurs à mon amour. – Mais je ne peux comprendre, mon Dieu, comme cela se pourra faire ? – Par ma toute-puissance qui a tout fait de rien. Ne t’oublie jamais de ton néant et que tu es la victime de mon Cœur, qui doit toujours être disposée à être immolée pour la charité. […] Mais, comme je t’ai promis, tu posséderas les trésors de mon Cœur en échange et te permets d’en disposer à ton gré, en faveur des sujets disposés. N’en sois pas chiche, car ils sont infinis. » Ce dialogue céleste entre le Christ et sa confidente allait bientôt se vérifier, par des voies choisies par la Providence, hors de tout scénario humain.

Malgré la répugnance extrême de sainte Marguerite-Marie pour les emplois, elle les exerce toujours à la grande satisfaction de sa Communauté. Choisie pour Assistante par la Mère Marie-Christine Melin, qui avait été placée à la tête de la Visitation de Paray à l’issue des deux triennats de la Mère Greyfié le 13 mai 1684, la sainte religieuse remplissait cette fonction depuis un peu plus de six mois, quand la maîtresse des novices tomba gravement malade. Sœur Marguerite-Marie est alors nommée pour la remplacer dans cette charge d’une importance capitale, dès le 1er janvier 1685. Sept Sœurs composent alors le noviciat : deux novices et cinq « novices professes » (jeunes professes n’ayant pas encore quitté le noviciat), dont l’une d’elles, professe depuis huit ans, n’y était que pour avoir demandé la grâce « de retourner au Noviciat sous cette sainte directrice ».

Or, en cette année 1685, cela fait déjà 10 ans que sainte Marguerite-Marie a reçu du Seigneur la mission d’établir le culte de son Sacré Cœur, au cours de la « troisième grande apparition ». Sa nouvelle charge de Maîtresse des Novices va lui fournir une opportunité qui, insignifiante en apparence, sera pourtant le point de départ du triomphe universel de cette dévotion qui surpasse toutes les autres, étant le cœur, la couronne, le but et la source unique de toute dévotion chrétienne. Elle raconte : « Je ne trouvais encore point de moyen de faire éclore la dévotion du sacré Cœur, qui était tout ce que je respirais. Et voici la première occasion que sa bonté m’en fournit. C’est que sainte Marguerite s’étant trouvée un vendredi, je priai nos Sœurs novices, dont j’avais le soin pour lors, que tous les petits honneurs qu’elles avaient dessein de me rendre en faveur de ma fête, elles les fissent au sacré Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ce qu’elles firent de bon cœur, en faisant un petit autel, sur lequel elles mirent une petite image de papier [du sacré Cœur] crayonné avec une plume, à laquelle nous tâchâmes de rendre tous les hommages que ce divin Cœur nous suggéra. Ce qui m’attira, et à elles aussi, beaucoup d’humiliation, de contradiction et de mortification, d’autant que l’on m’accusait de vouloir introduire une dévotion nouvelle. »

En effet, il est d’usage dans l’Ordre de la Visitation que les novices entourent leur Maîtresse au jour de sa fête patronale. À Paray-le-Monial, la petite fête a donc lieu cette année-là le 20 juillet, jour de sainte Marguerite, patronne de la sainte Maîtresse, qui avait demandé en amont à ses novices de reporter sur le sacré Cœur tous les petits présents et attentions délicates qu’elles comptaient lui faire, ce qu’elles firent pour la contenter, avec beaucoup de diligence. Le jour venu, au comble de la joie, sainte Marguerite-Marie commence la première à se consacrer à ce divin Cœur, devant le petit autel préparé en son honneur par ses filles, puis les invite à en faire de même. La ferveur animait tous les cœurs du Noviciat de Paray. La Maîtresse fait alors inviter par ses novices plusieurs Sœurs anciennes, dont elle connait la vertu et la piété : les unes ne viennent que par politesse, les autres refusent l’invitation sous prétexte de fidélité à l’observance, « disant que ce n’était pas à leur maîtresse et encore moins à de petites novices à établir des nouveautés et des règles dans les règles mêmes ». Une d’entre elles, Sœur Marie-Madeleine des Escures, véritable règle vivante et amie intime de la sainte, répond à la jeune Sœur qui l’invite : « Allez dire à votre maîtresse que la bonne dévotion est la pratique de nos règles et constitutions, et que c’est ce qu’elle vous doit enseigner, et vous autres bien pratiquer. » La novice chargée de cette pieuse ambassade, plus que surprise de ces réactions, ne voulut pas les rapporter à sa Maîtresse, crainte de la peiner, lui disant seulement que les Sœurs invitées n’avaient pas pu venir. Mais la sainte savait : « Dites mieux, c’est qu’elles ne le veulent pas, mais le Sacré Cœur les y fera bien rendre. Il veut tout par amour et rien par force : ainsi il faut attendre le temps qu’il a destiné. »

L’éternellement mémorable journée du 20 juillet 1685, « première fête du sacré Cœur », continua malgré tout. Rien n’arrêta la ferveur du Noviciat, qui sous la direction de la Maîtresse, adressa au Cœur de Jésus prières et amendes honorables, n’oubliant rien pour l’honorer et procurer sa gloire. Elles terminèrent en se rendant à la sépulture de la Communauté, dans le jardin du monastère, où elles adressèrent à ce divin Cœur des supplications en faveur des âmes du purgatoire, puis sainte Marguerite-Marie clôtura ces dévotes festivités en remerciant ses novices, en des termes prophétiques : « Vous ne pouviez, mes chères Sœurs, me faire un plaisir plus sensible que d’avoir rendu vos hommages à ce divin Cœur, en vous consacrant toutes à lui. Que vous êtes heureuses de ce qu’il s’est bien voulu servir de vous pour donner commencement à cette dévotion ! Il faut continuer de prier afin qu’il règne dans tous les cœurs. Ah ! quelle joie pour moi que le Cœur adorable de mon divin Maître soit connu, aimé et glorifié ! Oui, mes chères Sœurs, c’est la plus grande consolation que je puisse avoir en ma vie, rien n’étant capable de me faire plus de plaisir que de le voir régner. Aimons-le donc ! mais aimons-le sans réserve, sans exception. Donnons tout et sacrifions tout pour avoir ce bonheur ; et nous aurons tout en possédant le divin Cœur de Jésus, qui veut être toutes choses au cœur qui l’aime, mais ce ne sera qu’en souffrant pour lui. »

De fait, tout comme la Résurrection du Seigneur ne devait advenir qu’après l’apparent échec de la Croix, le culte de son sacré Cœur ne devait triompher qu’après un semblant de cuisante défaite, car cette première fête du sacré Cœur au Noviciat de la Visitation de Paray-le-Monial suscita tous les remous et polémiques possibles dans la Communauté. On se plaignit à la Supérieure de la conduite des novices, on blâma la Maîtresse, et on menaça même de prévenir le Supérieur (prêtre chargé du Monastère par autorité de l’évêque). C’est une année d’épreuves qui commence pour les premières adoratrices du divin Cœur : la Mère Melin les réprimande et leur défend dorénavant de parler du sacré Cœur, ni d’en mettre aucune représentation en évidence, et pour satisfaire pleinement la Communauté, supprima la communion réparatrice des premiers vendredis du mois à la sainte Maîtresse. Mais cette Supérieure étant une véritable fille de saint François de Sales en douceur, ne cherchant que la paix, elle accorda en particulier au Noviciat la permission de continuer entre elles cette dévotion. Sainte Marguerite-Marie, au milieu de cette tempête, gardait son âme en paix dans la confiance en cette promesse merveilleuse de son Sauveur : « Ne crains rien ma fille, je régnerai malgré mes ennemis et tous ceux qui s’y voudront opposer. » Ce qui, pendant cette année de combat, lui faisait souvent dire : « O mon aimable Sauveur ! quand viendra donc cet heureux moment ? En l’attendant, je vous remets le soin de défendre votre cause, pendant que je souffrirai en silence. » Elle prit alors cette devise : « Je veux tout souffrir sans me plaindre, puisque son pur amour m’empêche de rien craindre. »

Rien n’était capable de la rebuter pour voir triompher le Cœur de Jésus : « Il s’allume quelquefois un désir si ardent dans mon cœur de le faire régner dans tous les cœurs, qu’il me semble qu’il n’y a rien que je ne voulusse faire et souffrir pour cela : même les peines d’enfer sans le péché me seraient douces. Une fois, pressée de cette ardeur, en présence du très saint Sacrement, il me fut montré […] l’ardeur dont les séraphins brûlent avec tant de plaisir ; et j’ouïs ces paroles : – N’aimerais-tu pas mieux jouir avec eux que de souffrir, être humilité et méprisée, pour contribuer à l’établissement du règne de mon Cœur dans ceux des hommes ? – A cela, sans hésiter, j’embrassai la croix, toute hérissée d’épines et de clous, qui m’était présentée et, avec toute l’affection dont j’étais capable, je disais sans cesse : Ah ! mon unique Amour, oh ! qu’il m’est bien plus doux, selon mon désir, et que j’aime bien mieux souffrir pour vous faire connaître et aimer, si vous m’honorez de cette grâce, que d’en être privée, pour être un de ces ardents séraphins ! »

Cette ardeur ne lui sera pas de peu de secours pour supporter les croix qui pleuvaient plus que jamais sur elle. Aux sanctions internes au Monastère concernant la dévotion au sacré Cœur vinrent s’ajouter les persécutions du dehors. Elle fut d’abord décriée partout, à l’occasion du renvoi de Mademoiselle de Vichy-Chamron, postulante sans vocation, issue d’une puissante famille liée au cardinal prince de Bouillon. Sainte Marguerite-Marie, douée d’un très fin discernement, découvrit bien vite que cette jeune prétendante, d’ailleurs pleine de bonne volonté, n’était là que par la volonté de ses parents. Ne cherchant que le bien des âmes dont elle avait la charge, cette sainte Maîtresse des novices qui en aucun cas n’aurait proposé à la Prise d’Habit une fille qui n’y était pas appelée par Dieu, s’efforça avec douceur de gagner sa confiance, afin de la porter à déclarer son secret, et la disposer à demander sa sortie. Des personnes du dehors la menacent alors de la faire déposer de sa charge et jeter en prison. Puis c’est un religieux de grande renommée qui la taxe publiquement d’hypocrite et de visionnaire « entêtée d’une sainteté chimérique », et se fait un devoir de détromper tous ceux qui estiment la vertu de la servante de Dieu. Cette dernière ne fait autre chose en réponse que bénir le Seigneur de lui avoir envoyé « ce grand serviteur de Dieu » pour détromper tout le monde à son sujet et lui permettre de demeurer dans un éternel oubli : « Il semblait que tout l’enfer fût déchaîné contre moi, et que tout conspirait pour m’anéantir. Cependant, je confesse que jamais je ne jouis d’une plus grande paix au-dedans de moi-même, ni je n’avais senti tant de joie, que lorsque l’on me menaçait de la prison, et que l’on me voulut faire paraître, à l’imitation de mon bon Maître, devant un prince de la terre, comme un jouet de moquerie et une visionnaire entêtée, par son imagination, de ses vaines illusions. »  

Cet étonnant martyre était le prix du triomphe de la dévotion au sacré Cœur. Elle le savait. Mais ses novices en étaient-elles aussi convaincues ? Elles n’avaient du moins – et nul ne les en blâmera – ni l’humilité héroïque, ni le regard de foi de leur Maîtresse sur ces événements. Prévenues d’estime pour leur sainte Directrice, et témoins de son irréprochable conduite à l’égard de Mademoiselle de Vichy-Chamron, elles se crurent bien obligées de la défendre dans les occasions qui se présentaient. C’était mal connaître ses intentions… Sainte Marguerite-Marie les en reprit, et leur écrivit cette admirable lettre qu’elles pourraient relire à l’envi quand la tentation de la défendre leur prendrait : « Mes très chères Sœurs dans le sacré Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je ne vous peux exprimer la douleur que je sens du mauvais usage que nous faisons d’une si précieuse occasion, pour lui donner des preuves de notre amour et fidélité. C’est lui-même qui a permis l’invention de cette croix, pour nous préparer à sa fête, et au lieu de l’embrasser amoureusement, nous ne cherchons qu’à la secouer et nous en défaire, et n’en pouvant venir à bout, nous y commettons mille offenses qui remplissent ce divin Cœur d’amertume et de douleur. D’où vient cela ? sinon de ce que nous avons trop d’amour pour nous-mêmes, qui nous fait craindre de perdre notre réputation et la bonne estime que nous désirons qu’on ait de nous. […] Mon Dieu ! si nous savions ce que nous perdons en ne profitant pas des occasions de souffrances, nous serions bien plus attentives à profiter de celles qui se présentent. Il ne faut pas nous flatter : si nous ne sommes pas plus fidèles dans les occasions de peines, humiliations et contradictions, nous perdrons les bonnes grâces de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui veut que nous aimions et tenions pour nos meilleurs amis et bienfaiteurs tous ceux qui nous font souffrir ou qui nous en fournissent l’occasion. Ayons donc un grand regret d’avoir donné ce déplaisir au Sacré Cœur, en ruinant les desseins qu’il a sur nous. […] Vous direz, chacune, un office de morts pour les âmes du purgatoire afin qu’elles nous obtiennent la grâce de rentrer dans l’amitié du Sacré Cœur et de pouvoir établir sa dévotion dans cette Communauté. […] Adieu, mais toutes à Dieu ! portez la croix de bon cœur, joyeusement, courageusement, car, autrement, vous en rendrez compte très rigoureusement. »

Si toutes ces croix ont été permises par le Seigneur pour servir à sa gloire, il en est une qui lui déplaît : le retranchement de la communion des premiers vendredis que la Supérieure imposa à sainte Marguerite-Marie pour étouffer les mécontentements dans la Communauté, cette pratique de réparation qu’il lui avait lui-même demandé. Or, voilà qu’une jeune professe, Sœur Françoise-Rosalie Verchère, tombe dangereusement malade, et se retrouve en peu de jours aux portes de la mort. Sa sainte Maîtresse prie pour son rétablissement. La réponse de son Seigneur ne se fit pas attendre : « Dis à ta Supérieure qu’elle m’a fait un si grand déplaisir de ce que, pour plaire à la créature, elle n’a point eu de crainte de me fâcher, en te retranchant la communion que je t’avais ordonné de faire, tous les premiers vendredis de chaque mois, pour satisfaire, par là, en m’offrant à mon Père éternel, à sa divine justice, par les mérites de mon sacré Cœur, aux fautes qui se commettent contre la charité ; parce que je t’ai choisie pour en être la victime. » La Sœur Verchère souffrirait tant que la communion réparatrice des premiers vendredis ne lui serait pas rendue. Après un rude combat intérieur, car sainte Marguerite-Marie craint une illusion du diable pour la rendre singulière, elle s’en ouvre à une Sœur de confiance qui lui conseille de le dire à Mère Melin : cette dernière lui rend la Communion des premiers vendredis, à condition qu’elle prie pour la pauvre malade, qui se trouva aussitôt hors de danger, alors que les médecins avaient perdu tout espoir de la guérir, faute de comprendre quoi que ce soit à son mal. Sa guérison sera totale à la reprise effective de cette pratique. La victoire du divin Cœur approchait.

Le démon, pendant presque six mois de violentes persécutions, n’avait rien négligé pour faire déposer sainte Marguerite-Marie de sa charge de Maîtresse du Noviciat, mais tous ses furieux efforts furent inutiles, Dieu ayant éternellement décrété qu’il se servirait de ses novices pour être les premières pierres de l’édifice qu’il souhaitait établir, ce que Satan ne savait que trop bien, et à quoi il contribua malgré lui par ces épreuves très méritoires qui n’aboutirent qu’à décrédibiliser toutes les calomnies, tant elle y montra de constance et de vertu. Le jour de Noël 1685, Dieu révèle à sa fidèle servante qu’il la destine à conduire la petite troupe de voiles blancs une année encore, pour les affermir davantage dans la dévotion au sacré Cœur, et, de fait, au chapitre du 31 décembre, Mère Marie-Christine Melin la reconduisit dans sa charge de maîtresse des novices pour l’année 1686. Elle put alors travailler de nouveau, par ses saints exemples autant que par ses exhortations, à porter ses filles à une vraie dévotion à ce divin Cœur, « non tendre et molle, mais courageuse et relevée ». Et puisqu’elle n’avait permission de parler du Cœur de Jésus qu’au Noviciat, elle ne leur parlait plus d’autre chose, y ramenant tous ses enseignements, et ce avec d’autant plus de plaisir qu’elle voyait leur zèle s’enflammer de jour en jour. Quelques Sœurs de la Communauté commencèrent même à venir au Noviciat en secret, comme Nicodème, pour profiter de ces saints entretiens, et s’unir à sainte Marguerite-Marie et ses novices pour, ensemble, demander à Dieu l’établissement de la dévotion de son sacré Cœur.

L’heure du triomphe était arrivée. Presque un an après la première fête de son Cœur au Noviciat qui avait suscité tant d’oppositions dans la Communauté, le Seigneur avait achevé de disposer les cœurs à adorer Celui qu’ils avaient rejeté. Il ne restait qu’à donner le coup de grâce qui ferait éclater toutes les résistances et les timidités, et Dieu voulut se servir pour cela de Sœur Marie-Madeleine des Escures. Cette Sœur ancienne, qui mourra en odeur de sainteté, avait été des plus opposées à cette dévotion, nous l’avons vu, et sa réputation méritée de « règle vivante », qui lui donnait une grande influence sur l’opinion de ses Sœurs, les avait jusqu’ici retenues de l’embrasser. Mais voilà que le jeudi 20 juin 1686, dernier jour de l’octave du Saint Sacrement, elle vint trouver sainte Marguerite-Marie – qui lui avait gardé une estime et une confiance parfaites – pour lui demander la petite image du sacré Cœur, offerte par la Mère Greyfié, qu’elles avaient au Noviciat, expliquant qu’elle souhaitait l’installer au chœur pour inviter les Sœurs à cette dévotion. On imagine l’émotion de la sainte Maîtresse, qui se garda bien de laisser paraître sa surprise, et accéda diligemment à sa demande, priant et faisant prier pour que l’issue de cette entreprise soit des plus heureuses.

Le lendemain, 21 juin 1686, qui était le vendredi dans l’octave du Saint Sacrement, jour que Notre-Seigneur avait précisément désigné à sa confidente pour l’établissement de la fête de son sacré Cœur, la Sœur des Escures avait porté devant la grille du chœur une chaise couverte d’un beau tapis, y avait déposé la précieuse image, placée dans un cadre doré, et orné de fleurs ce charmant petit autel. Devant l’humble représentation du Cœur de Jésus, elle mit un billet écrit de sa main « pour inviter toutes les épouses du Seigneur à venir rendre leurs hommages à son Cœur adorable, et celles qui pourraient avoir quelque chose de Messieurs leurs parents, de le demander pour contribuer à en faire faire un tableau », racontent les contemporaines.  

Quand les Sœurs découvrirent, charmées, la pieuse installation, et le billet qui l’accompagnait, écrit de la main de leur vénérable Sœur Marie-Madeleine, la même qui jusque-là avait animé si fortement toutes les autres à s’opposer à cette dévotion, la stupéfaction fut totale ! Sainte Marguerite-Marie eut alors la consolation ineffable de voir en un instant s’évaporer toutes les difficultés soulevées un an plus tôt. Elle écrivit le jour même à la Sœur des Escures : « C’est pour obéir à l’adorable Cœur de Jésus-Christ, ma chère Sœur, que je vous dis que vous êtes heureuse d’avoir été choisie pour rendre ce service au Cœur de notre bon Maître, par le courage que vous avez eu d’être la première à le vouloir faire aimer et honorer et connaître dans un lieu qui semblait quasi pour lui inaccessible ; parce qu’il veut l’amour et les hommages de ses créatures d’une libre et amoureuse et franche volonté. » L’heureuse disciple du sacré Cœur se fondait en actions de grâce devant l’empressement que chacune témoignait pour la réalisation d’un tableau en son honneur. « C’est ici l’œuvre du Seigneur », disaient celles qui l’avaient tant contredite auparavant, et qui ne pouvaient qu’admirer le changement si prompt qui s’était opéré en elles, et leur faisait confesser que « Dieu était véritablement le maître des cœurs. » Il n’y eût pas jusqu’aux Sœurs du Petit Habit qui n’aient voulu mettre leur petite pierre à l’édifice en donnant pour cette œuvre à la gloire du sacré Cœur l’argent que leurs parents leur donnaient pour leurs petits plaisirs. Quant aux voiles blancs (les jeunes Sœurs du Noviciat), elles forcèrent l’admiration : elles s’animèrent avec tant de zèle aux travaux du jardin pour gagner quelque chose, que Dieu, « bénissant leur travail, fit qu’en peu de temps elles eurent une somme assez considérable qu’elles apportèrent à la supérieure, pour en disposer comme elle jugerait à propos pour la consolation de toutes celles qui souhaitaient que l’on fît faire un tableau ». Mais la Mère Melin ne voulut pas se contenter de si peu : elle décida d’attendre jusqu’à ce que la Communauté ait de quoi faire bâtir une chapelle dans le jardin du monastère.

En attendant la construction du petit édifice, la dévotion au sacré Cœur faisait chaque jour de nouveaux progrès dans la Communauté, et on ne tarda pas à voir un renouvellement de ferveur et de zèle pour la pratique des observances, qui fut le premier fruit de cet arbre de vie en terre de Visitation. Au Noviciat, pour que les jeunes Sœurs s’entretiennent dans ces saintes ardeurs, sainte Marguerite-Marie leur donna une petite image de ce divin Cœur, afin que, tour à tour, chacune la porte sur son cœur le temps d’une journée, s’appliquant à lui offrir le plus d’actes de vertu possible tout au long du jour, et terminant par une amende honorable et les litanies « pour demander l’augmentation de cette dévotion dans tous les cœurs ». Mais à la fin de l’année 1686, la sainte Maîtresse se préparait à quitter sa charge pour retrouver les emplois d’aide à l’infirmière, puis de maîtresse des Sœurs du Petit Habit (pensionnaires) et d’Assistante. Plusieurs de celles qu’elle avait instruites et formées pendant ces deux années qu’elle fut Directrice, et qui quittaient le Noviciat en même temps qu’elle, résolurent alors d’emporter la précieuse petite image qu’elles avaient eu tant de consolation à porter sur leurs cœurs pour s’animer à l’amour de Celui de Jésus. Elles eurent l’idée de l’exposer dans une petite niche du monastère qui était alors peu visitée, pour avoir la commodité de venir y rendre leurs hommages à ce divin Cœur. Dans l’élan de leur piété, elles rivalisèrent d’inventions pour l’embellir, si bien qu’en peu de temps, elles en firent une véritable petite chapelle : autel, cadres, reliquaires, peintures murales de cœurs et d’étoiles, rien n’y manquait. Il échut à Sœur Marie-Madeleine des Escures d’en avoir le soin, et sainte Marguerite-Marie pourra en dire : « C’est un petit bijou, tant elle l’ajuste bien. » La petite image qu’on avait voulu entourer de tous ces honneurs est bientôt remplacée par un beau tableau de quarante centimètres de haut, présentant le Cœur de Jésus entouré de rayons et d’épines, le Père Éternel et le Saint Esprit au-dessus, à droite la Sainte Vierge, saint Joseph, et en bas une âme suppliante, avec la légende : « J’espère et me donne à lui ». De quoi satisfaire toutes les disciples de ce Cœur divin. Cette petite chapelle aménagée dans le monastère restera un espace de dévotion qui consolera beaucoup les Sœurs qui n’auraient pas le loisir d’aller dans celle qui était en construction.

Enfin, le 7 septembre 1688, était bénite dans l’enclos du monastère de la Visitation de Paray-le-Monial la première chapelle au monde érigée en l’honneur du Sacré Cœur de Jésus. Pendant la cérémonie, sainte Marguerite-Marie eut une extase qui dura environ trois heures. Elle put par après écrire à la Mère Greyfié : « Je mourrai maintenant contente, puisque le sacré Cœur de mon Sauveur commence d’être connu et moi inconnue, me voilà presque entièrement éteinte et anéantie d’estime et de réputation, dans l’esprit des créatures, ce qui me console plus que je ne puis dire. Je vous ressouviens de ce que vous m’avez promis, qui est d’empêcher, autant que vous le pourrez, qu’il ne soit fait aucune mention de moi, après ma mort, que pour demander des prières pour la plus méchante (*à cette époque, signifie sans valeur, qui ne vaut rien) religieuse qui ait jamais été dans l’Institut, et dans la sainte Communauté où j’ai l’honneur d’être et où l’on exerce un continuel support et charité à mon égard, de toutes les manières. Je n’en perdrai jamais le souvenir devant le sacré Cœur de mon Jésus. Il y a consolation, ma chère Mère, de voir combien nos chères Sœurs s’empressent à l’honorer et aimer, et l’ardeur qu’elles ont pour cela ; même celles qui semblaient y avoir eu quelques oppositions y sont les plus ardentes. »

Dans une autre lettre, elle découvre toutes les promesses de bénédictions de ce divin Cœur : « Si vous saviez, ma chère Mère, combien je me sens pressée d’honorer le sacré Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! Il me semble que la vie ne m’est donnée que pour cela […]. Il m’a confirmé que le plaisir qu’il prend d’être connu, aimé et honoré des créatures est si grand que, si je ne me trompe, il m’a promis que tous ceux qui lui seront dévoués et consacrés ne périront jamais ; et que, comme il est la source de toutes bénédictions, qu’il les répandra avec abondance dans tous les lieux où sera posée et honorée l’image de son divin Cœur ; qu’il réunirait les familles désunies et protégera et assistera celles qui seraient en quelque nécessité et qui s’adresseront à lui avec confiance ; qu’il répandra la suave onction de son ardente charité dans toutes les Communautés qui l’honoreront et se mettront sous sa spéciale protection ; qu’il en détournera tous les coups de la divine justice, pour les remettre en grâce, lorsqu’elles en seront déchues. Il m’a donné à connaître que son sacré Cœur est le Saint des saints, le Saint d’amour, qu’il voulait qu’il fût connu à présent pour être le médiateur entre Dieu et les hommes ; car, il est tout-puissant pour la paix et, en détournant les châtiments que nos péchés ont attirés sur nous, nous obtenir miséricorde. » Elle détaille encore à la Mère de Saumaise les trésors de grâces que veut déverser le Cœur du Christ : « Notre-Seigneur m’a découvert des trésors d’amour et de grâces pour les personnes qui se consacreront et sacrifieront tout à lui rendre et procurer tout l’honneur, l’amour et la gloire qui sera en leur pouvoir : mais des trésors si grands qu’il m’est impossible de m’en exprimer. Cet aimable Cœur a un désir infini d’être connu et aimé de ses créatures, dans lesquelles il veut établir son empire comme la source de tout bien, afin de pourvoir à tous leurs besoins. C’est pour cela qu’il veut que l’on s’adresse à lui avec une grande confiance, et il me semble qu’il n’y a point de moyen plus efficace d’obtenir ce qu’on lui demande que de le faire par l’entremise du très saint sacrifice de la messe, un vendredi, en faisant dire trois ou cinq messes, à l’honneur des cinq plaies. Plusieurs personnes ont été guéries par ce moyen. On fait prendre au malade cinq billets où on écrit : ‘Le sacré Cœur de Jésus-Christ vous guérisse !’ et de l’autre côté : ‘Louée soit la très pure et immaculée Conception de la Sainte Vierge.’ […] Une autre fois, il me semble qu’il me fut dit, après la sainte communion : – Je te promets, dans l’excès de la miséricorde de mon Cœur, que son amour tout-puissant accordera à tous ceux qui communieront neuf premiers vendredis de chaque mois, [à la] suite, la grâce de la pénitence finale, ne mourant point dans ma disgrâce, ni sans recevoir leurs sacrements et qu’il se rendra leur asile assuré, cette heure dernière. »

Sainte Marguerite-Marie avait assuré à ses Novices que « quand cette dévotion commencerait à se ralentir, Dieu ferait des miracles pour la renouveler » : cette prophétie s’accomplit de siècle en siècle jusqu’à nos jours. La peste de Marseille, la Basilique de Montmartre, les pèlerinages à Paray, la consécration de tant de pays au Sacré Cœur, le renouveau de la diffusion des Sauvegardes, en sont d’extraordinaires témoins.

L’Ordre de la Visitation,
dépositaire du Sacré Cœur de Jésus

L’Ordre de la Visitation Sainte-Marie ayant été particulièrement fondé pour permettre une authentique vie religieuse aux femmes qui à cause de l’âge, de la santé ou des infirmités, étaient exclues des autres congrégations, son fondateur, saint François de Sales, avait ordonné qu’on n’y introduise jamais de nouvelles pratiques, mortifications ou prières, afin d’éviter qu’au fil du temps, les exercices s’accumulant, cela ne ferme la porte à ces âmes de bonne volonté qui ne pouvaient entrer ailleurs faute d’avoir un corps assez robuste. Cet avertissement, surinterprété par plusieurs Sœurs de Paray-le-Monial, d’ailleurs admirables par leur désir de fidélité et de correspondance aux intentions de leur saint Fondateur, avait servi d’argument principal à l’opposition à la dévotion au sacré Cœur dans la Communauté : on accusait sainte Marguerite-Marie de vouloir « introduire une dévotion nouvelle ». Or, cette dévotion – qui n’impliquait aucune surcharge de pratiques à la vie visitandine, mais donnait plutôt à toutes celles qui existaient leur dernière perfection – était-elle vraiment nouvelle dans l’Ordre ?

Les Fondateurs de la Visitation, saint François de Sales, évêque et Docteur de l’Église, et sainte Jeanne de Chantal, en sont imprégnés. Le sacré Cœur est évoqué à près de 300 reprises dans les œuvres du saint Docteur, et pas moins de 125 fois dans les œuvres de la sainte fondatrice. Saint François de Sales écrit dès les débuts de l’Institut à sainte Jeanne de Chantal : « Vraiment, notre petite Congrégation est un ouvrage du Cœur de Jésus et de Marie. Le Sauveur mourant nous a enfantés par l’ouverture de son Sacré Cœur. »  Et avant sainte Marguerite-Marie, plusieurs religieuses de l’Ordre (Sœur Anne-Marie Rosset, Mère Anne-Marguerite Clément, Mère Hélène-Angélique Lhuillier, Mère Marie-Constance de Bressand, Sœur Jeanne-Bénigne Gojoz… cf notre page sur la dévotion au Sacré Cœur à la Visitation) reçoivent du sacré Cœur des grâces de choix, annonciatrices de celles de Paray-le-Monial. Aussi, un des plus grands réconforts de sainte Marguerite-Marie, qui craignait tant d’être dans l’illusion, fut la lecture faite au réfectoire de la Vie de la vénérable Mère Anne-Marguerite Clément (1593-1661), première Supérieure de la Visitation de Melun, dans laquelle est racontée la révélation capitale qu’elle eût de l’intime dévotion de saint François de Sales pour le sacré Cœur, qui lui inspira de fonder l’Ordre de la Visitation pour l’honorer : « Dieu lui fit connaître que, pendant que ce bienheureux était sur terre, il faisait son séjour dans le Cœur de Jésus-Christ, où son repos ne pouvait être interrompu par les plus grandes occupations […]. Que comme Moïse, conversant familièrement avec son Dieu, devint le plus doux de tous les hommes, de même ce bienheureux, par sa familiarité avec son cher Amant, arriva à la perfection des deux vertus du Cœur de Jésus-Christ : l’humilité et la douceur. Que ce saint législateur a été inspiré de dresser un Ordre dans l’Église pour honorer l’adorable Cœur de Jésus-Christ et ses deux plus chères vertus qui sont le fondement des règles et constitutions de la Visitation. Qu’il n’y avait point d’Ordre qui fît profession de rendre hommage à ce divin Cœur. Il y en a qui honorent les prédications de Notre-Seigneur, d’autres ses jeûnes, quelques-uns sa solitude, et quelques autres sa pauvreté et son mépris du monde. Mais celui de la Visitation est établi pour rendre un continuel hommage à son Cœur et pour imiter sa vie cachée. »

La disciple bien-aimée du Cœur de Jésus était confirmée dans ses révélations et dans sa mission : la dévotion au sacré Cœur devait fleurir à la Visitation, car c’est l’Ordre de la Visitation qui devait donner la dévotion au sacré Cœur au monde. Malheureusement, l’Institut fondé en 1610 n’avait pas cent ans que déjà l’esprit d’humilité, de douceur, de simplicité et de charité était renversé dans nombre de cœurs et de communautés. Satan voulait sa ruine, mais il se heurtera une fois de plus aux desseins irrévocables de Dieu : de cela aussi, sainte Marguerite-Marie sera l’instrument et le témoin. Elle écrit à la Mère de Saumaise, en 1685 : « Voilà ce qui m’est venu en pensée au sujet de notre Institut : Que notre Père saint François de Sales, ce grand ami de Dieu, craignant que les fondements de son édifice vinssent à se démolir, avait demandé un soutien capable de le défendre. Le sacré Cœur de Jésus lui a été accordé, pour le relever de ses chutes et lui servir d’asile contre les attaques de ses ennemis, et lui servir de soutien pour qu’il ne succombe à l’avenir. C’est par l’entremise de la Sainte Vierge qu’il a obtenu ce puissant protecteur. »

Cette dernière précision n’est pas un détail : la très sainte Vierge, patronne de l’Ordre, l’a toujours défendu et protégé, témoignant pour son petit Institut de la Visitation une émouvante prédilection. La sainte de Paray, cette vraie Fille de Sainte-Marie, raconte cet épisode qui pourrait dater de 1677 : « Un jour de la Visitation, étant devant le Saint Sacrement, où je demandais à mon Dieu quelque grâce particulière pour notre Institut, et trouvais cette divine Bonté inflexible à ma prière, me disant ces paroles : ‘‘Ne m’en parle plus, ils (sic) font la sourde oreille à ma voix, et ils détruisent le fondement de l’édifice. Mais s’ils pensent de l’élever sur un étranger, je le renverserai.’’ Mais la très sainte Vierge, prenant nos intérêts proches de son divin Fils courroucé, elle parut accompagnée d’une multitude d’esprits bienheureux, qui lui rendaient mille honneurs et louanges. Et se prosternant devant lui, avec ces tendres paroles : ‘‘Déchargez sur moi votre juste courroux, c’est les filles de mon Cœur, je leur serai un manteau de protection qui recevra les coups que vous leur donnerez.’’ Alors ce divin Sauveur, prenant un visage doux et serein, lui dit : ‘‘Ma Mère, vous avez tout pouvoir de leur départir mes grâces comme il vous plaira. Je suis prêt, pour l’amour de vous, de souffrir l’abus qu’elles en font, par le mépris qu’elles ont de mon esprit d’humilité et de simplicité, qui doit tenir les Filles de la Visitation cachées en moi, qui suis leur amour crucifié, qu’elles persécutent avec cet esprit d’orgueil qui a rompu les liens de charité, et divisé ce que j’avais uni. Et si leurs intérêts vous sont plus chers que les miens, vous pouvez arrêtez le cours de ma justice.’’ Mais cette Reine de bonté, d’un amour plus que maternel, lui dit : ‘‘Je ne vous demande de délai que jusqu’à ma fête de la Présentation, et dans ce temps, je n’épargnerai ni soins, ni peines pour rendre vos grâces victorieuses, et ruiner les prétentions de Satan, en lui ôtant la proie qu’il croit déjà tenir.’’ Et m’adressant à mon saint ange, pour le prier d’aller rendre mes hommages à ma divine Maîtresse, grâce qu’il m’accorda avec tant d’empressement que je l’aperçus aussitôt prosterné à ses pieds, rendant à sa grandeur mille actions de grâces, d’honneurs et de louanges, et cette Mère d’amour étant restée victorieuse en tout ce qu’elle avait demandé pour nous, l’ennemi n’en fut pas content, et enrageant de dépit de se voir frustré de son attente, il s’éleva un tourbillon si grand, qu’il semblait qu’il allait renverser notre église. Mais étant chassé honteusement par celle qui nous défendait, il rompit deux fois les rideaux de notre grille, avec ces paroles qu’il faisait retentir : ‘‘C’est ainsi que je voulais renverser l’Ordre de la Visitation, s’il n’avait été soutenu par cette forte colonne contre laquelle je n’ai point de pouvoir ; mais je lui ferai bien de la peine, par l’empire absolu que plusieurs m’ont laissé prendre dans leurs cœurs, et si elles continuent à tenir mon parti, j’espère la victoire.’’ Et quelque temps après, la Sainte Vierge se présentant à mon esprit comme toute lassée, fatiguée, tenant en ses divines mains des cœurs remplis de plaies et d’ordures, disant : ‘‘Voilà [ce] que je viens d’arracher des mains de l’ennemi qui s’en jouait avec plaisir ; mais ce qui afflige mon cœur maternel, c’est que quelques-unes prennent son parti, se mettant contre moi en méprisant le secours que je leur présente.’’ Une autre fois, comme l’on récitait le Salve à sa chapelle, à ces paroles : Advocata nostra, elle répondit : ‘‘Oui, mes filles, je la suis en effet, mais ce serait avec bien plus de plaisir, si vous vouliez être fidèles à mon Fils.’’ »

Notre-Dame évoque sa fête de la Présentation : s’il s’agit véritablement de celle de 1677, son intercession s’est bien soldée par une victoire sur tous les cœurs de la Communauté, avec la collaboration de sainte Marguerite-Marie. Ainsi, Satan avait perdu une bataille, mais il estimait peut-être n’avoir pas perdu la guerre, car il fallait que la Visitation non seulement soit entièrement gagnée, en tous ses monastères, au divin Cœur de Jésus, mais encore qu’elle prenne conscience de sa grande mission pour l’établissement de son Règne dans tous les cœurs, bien au-delà des cloîtres, ce qu’il voulait empêcher de tout son pouvoir. La lettre de la sainte à Sœur Marie-Madeleine des Escures le 21 juin 1686, jour du triomphe du sacré Cœur dans la Communauté de Paray, nous le fait bien entendre : « Il me semble que le grand désir que Notre-Seigneur a que son sacré Cœur soit honoré par quelque hommage particulier, est afin de renouveler dans les âmes les effets de sa Rédemption, en faisant de ce sacré Cœur comme un second Médiateur envers Dieu pour les hommes, dont les péchés se sont multipliés si fort, qu’il faut toute l’étendue de son pouvoir pour leur obtenir miséricorde et les grâces de salut et de sanctification qu’il a tant d’envie de leur départir abondamment ; et particulièrement sur notre Institut, qui a un si grand besoin de ce secours, que je pense cela être un des plus efficaces moyens pour le relever de ses chutes et lui être comme un fort imprenable contre les assauts que l’ennemi lui donne continuellement, pour le renverser par le moyen d’un esprit étranger, d’orgueil et d’ambition, qu’il veut introduire à la place de celui d’humilité et de simplicité, qui sont le fondement de tout l’édifice. Et je vous avoue qu’il me semble que c’est notre saint Fondateur qui désire et qui sollicite que cette dévotion s’introduise dans son Institut, parce qu’il en connaît les effets. » Cette révélation sur les efforts de l’enfer contre l’Institut et le remède souverain pour le relever et le défendre qu’est le sacré Cœur lui fut faite par sainte Jeanne de Chantal, fondatrice de l’Ordre, qui lui apparut un jour de la fête de saint François de Sales et qu’elle cite ici presque mot pour mot.

Le 2 juillet 1688, deux mois avant la bénédiction de la première chapelle dédiée au sacré Cœur dans le jardin des Religieuses de la Visitation de Paray-le-Monial, tout l’Ordre devait, le jour de sa fête patronale, recevoir de la très Sainte Vierge sa mission sacrée par l’intermédiaire de sainte Marguerite-Marie, qui raconte l’événement dans une lettre à la Mère de Saumaise où Ciel et terre se confondent : « Ayant eu le bonheur de passer tout le jour de la Visitation devant le saint Sacrement, mon Souverain daigna gratifier sa chétive esclave de plusieurs grâces particulières de son Cœur amoureux, lequel, me retirant au-dedans de lui-même, me fit expérimenter ce que je ne puis exprimer. Il me fut représenté un lieu fort éminent, spacieux et admirable en sa beauté, au milieu duquel il y avait un trône de flammes, dans lequel était l’aimable Cœur de Jésus avec sa plaie, laquelle jetait des rayons si ardents et lumineux que tout ce lieu en était éclairé et échauffé. La Sainte Vierge était d’un côté et saint François de Sales de l’autre avec le saint Père de la Colombière ; et les Filles de la Visitation paraissaient en ce lieu avec leurs bons anges à leur côté, qui tenaient chacun un cœur en main, et la Sainte Vierge nous invitant par ces paroles : ‘‘Venez, mes bien-aimées filles, approchez-vous, car je veux vous rendre comme les dépositaires de ce précieux trésor que le divin Soleil de justice a formé dans la terre virginale de mon cœur, où il a été caché neuf mois, après lesquels il s’est manifesté aux hommes, qui n’en connaissant pas le prix, l’ont méprisé parce qu’ils l’ont vu mêlé et couvert de leur terre, dans laquelle le Père éternel avait jeté toute l’ordure et corruption de nos péchés, lesquels il a fait purifier pendant trente-trois ans dans les ardeurs du feu de sa charité. Mais voyant que les hommes, bien loin de s’enrichir et se prévaloir d’un si précieux trésor, selon la fin pour laquelle il leur avait été donné, tâchaient au contraire de le mettre à néant et de l’exterminer, s’ils avaient pu, de dessus la terre, le Père éternel, par un excès de sa miséricorde, a fait servir leur malice pour rendre encore plus utile cet or précieux, lequel, par les coups qu’ils lui ont donnés en sa Passion, en ont fait une monnaie inappréciable, marquée au coin de la divinité, afin qu’ils en puissent payer leurs dettes et négocier la grande affaire de leur salut éternel.’’ Et cette Reine de bonté continuant à parler, dit en leur montrant ce divin Cœur : ‘‘Voilà ce précieux trésor qui vous est particulièrement manifesté, par le tendre amour que mon Fils a pour votre Institut, qu’il regarde et aime comme son cher Benjamin, et pour cela le veut avantager de cette portion par-dessus les autres. Et il faut que non seulement [les Filles de la Visitation] s’enrichissent de ce trésor, mais encore qu’elles distribuent cette précieuse monnaie de tout leur pouvoir avec abondance, en tâchant d’en enrichir tout le monde sans crainte qu’il défaille, car plus elles y en prendront plus y aura à prendre.’’ Ensuite, se tournant vers le bon Père de la Colombière, cette Mère de bonté lui dit : ‘‘Pour vous, fidèle serviteur de mon divin Fils, vous avez grande part à ce précieux trésor ; car s’il est donné aux Filles de la Visitation de le connaître et distribuer aux autres, il est réservé aux Pères de votre Compagnie d’en faire voir et connaître l’utilité et la valeur, afin qu’on en profite, en le recevant avec le respect et la reconnaissance dus à un si grand bienfait. Et à mesure qu’ils lui feront ce plaisir, ce divin Cœur, source de bénédictions et de grâces, les répandra si abondamment sur les fonctions de leur ministère, qu’ils produiront des fruits au-delà de leurs travaux et de leurs espérances, et même pour le salut et la perfection de chacun d’eux en particulier.’’ Notre saint Fondateur parlant à ses filles, leur dit : ‘‘O filles de bonne odeur, venez puiser dans la source de bénédiction les eaux de salut, dont il s’est déjà fait un petit écoulement dans vos âmes par le ruisseau de vos Constitutions qui en est sorti. C’est dans ce divin Cœur que vous trouverez un moyen facile de vous acquitter parfaitement de ce qui vous est enjoint dans ce premier article de votre Directoire, qui contient en substance toute la perfection de votre Institut : Que toute leur vie et exercices soient pour s’unir avec Dieu.’’ Il faut pour cela que Cœur sacré soit la vie qui nous anime, son amour notre exercice continuel, qui seul nous peut unir à Dieu, pour aider par prières et bons exemples la sainte Église et le salut du prochain. Et pour cela, nous prierons dans le Cœur et par le Cœur de Jésus, qui se veut rendre derechef médiateur entre Dieu et les hommes. Nos bons exemples seront de vivre conformément aux saintes maximes et vertus de ce divin Cœur et nous aiderons au salut du prochain, en leur distribuant cette sainte dévotion. Nous tâcherons de répandre la bonne odeur du sacré Cœur de Jésus-Christ dans celui des fidèles, afin que nous soyons la joie et la couronne de cet aimable Cœur.

Après tout cela, tous les bons anges s’approchèrent pour lui présenter ceux qu’ils tenaient, qui ayant touché cette plaie sacrée devenaient beaux et luisants comme des étoiles. D’autres devenaient tout noirs et horribles. Il y en avait d’autres qui n’avaient pas tant d’éclat ; mais il y en eut plusieurs dont les noms demeurèrent écrits en lettres d’or dans le Sacré Cœur, dans lequel quelques-uns de ceux dont je parle s’écoulèrent et abîmèrent avec avidité et plaisir de part et d’autre, leur disant : ‘‘C’est dans cet abîme d’amour où est notre demeure et repos pour toujours.’’ Et c’étaient les cœurs de ceux qui ont le plus travaillé à le faire connaître et aimer. »

Désormais, plus de doute possible : le sacré Cœur n’est pas la dévotion personnelle d’une Fille de la Visitation parmi tant d’autres, ce Cœur divin est le fondement, la vie, le soutien et la raison d’être de l’Institut. Cette révélation et mission divines reçues le 2 juillet 1688 se confirmeront et se préciseront toujours davantage. Dès l’année suivante, en juin 1689, sainte Marguerite-Marie pourra écrire à la Mère de Saumaise : « Il règnera cet aimable Cœur, malgré Satan. Ce mot me transporte de joie et fait toute ma consolation. Mais de vous pouvoir exprimer les grandes grâces et bénédictions que [la dévotion au Sacré Cœur] attire sur notre Institut, et en particulier sur les maisons qui lui procureront le plus d’honneur et de gloire, c’est ce que je ne peux dire. […] Il m’a fait voir cette dévotion de son Cœur adorable comme un bel arbre, qu’il avait destiné de toute éternité pour prendre son germe et ses racines au milieu de notre Institut, pour étendre ensuite ses branches dans les maisons qui le composent, afin que chacune en puisse cueillir les fruits à son gré et selon son goût, quoiqu’avec inégale abondance qui sera mesurée au travail, de même que le profit, à la bonne disposition de celles qui se nourriront de ces fruits de vie et de salut éternel, qui nous doivent renouveler dans l’esprit primitif de notre sainte vocation. Il me semble que jamais la gloire accidentelle de notre saint Père et fondateur ne s’est tant augmentée comme elle fait par ce moyen. Mais il veut, ce divin Cœur, que les Filles de la Visitation distribuent les fruits de cet arbre sacré avec abondance à tous ceux qui désireront en manger, sans craindre qu’il leur manque, parce qu’il prétend, comme il l’a fait entendre à son indigne esclave, de redonner la vie à plusieurs par ce moyen, en le retirant du chemin de perdition, en ruinant l’empire de Satan dans les âmes, pour y établir celui de son amour, qui n’en laissera périr aucune de toutes celles qui lui seront consacrées pour lui rendre tous leurs hommages et amour d’une sincère et franche volonté, et lui en procurer selon l’étendue de leur pouvoir. » Mais cette mission ne se fera pas sans les Jésuites que le Sacré Cœur a associés aux Filles de la Visitation pour sa gloire.

La mission des Jésuites
À la plus grande gloire du Sacré Cœur !

On sait le rôle décisif que les Pères de la Compagnie de Jésus ont joué auprès de sainte Marguerite-Marie : la confidente du sacré Cœur fut dirigée et confirmée dans sa mission unique par saint Claude la Colombière, puis par le Révérend Père Ignace-François Rolin (1650-1720), qui lui fit écrire son autobiographie en 1686, et reçut son vœu de perfection le 31 octobre de la même année. Ce saint prêtre, profondément surnaturel, comme il se voit dans les lettres qu’il écrivit à la servante de Dieu, fut initié à la dévotion au sacré Cœur à sa source même et la répandra dans toutes les provinces où il sera envoyé après son départ de Paray.

Enfin, un troisième et dernier Jésuite aura la grâce de recevoir les confidences de la messagère du sacré Cœur : le Père Jean Croiset (1656-1738), dont la sœur aînée fut religieuse à la Visitation de Strasbourg et six ans Supérieure de celle de Chaillot. Sainte Marguerite-Marie disait de lui qu’ils étaient comme « frère et sœur », partageant un même héritage : les trésors du Sacré Cœur, que le jeune religieux avait mission de manifester au monde. En effet, il n’a que 34 ans quand il commence à correspondre avec elle, et ne devait être ordonné prêtre que six mois avant la mort de la sainte. Mais c’était lui que le Seigneur avait expressément désigné à sa confidente comme continuateur de la mission du Père la Colombière. C’est à lui qu’elle va livrer, par obéissance, tous les secrets de ses révélations, afin qu’il les publie dans un ouvrage destiné à enflammer des multitudes d’âmes à travers le monde : La Dévotion au Sacré-Cœur de Jésus-Christ. La sainte religieuse lui avait prédit que son zèle à propager cette dévotion rencontrerait contradictions et humiliations. Elles ne lui ont pas manqué : on s’effraiera des « nouveautés » que contenait son livre, et le Général de la Compagnie, le Révérend Père Thyrse Gonzalez, jugera prudent de le tenir quelque peu à l’écart. Néanmoins, on ne tardera pas à lui rendre justice, et le Supérieur Général, mieux informé, reconnaîtra « la parfaite intégrité et remarquable sainteté du religieux ». Le Père Croiset remplira dans la suite les charges de Recteur, de Maître des novices et de Provincial : il eut cependant la douleur de voir le livre de la dévotion au Sacré Cœur mis à l’Index en 1704, sous prétexte de défauts de formalités. Ce véritable apôtre du Cœur de Jésus reçut ce coup de la main de la divine Providence dans la plus entière soumission et sans la moindre réplique. Après quelques modifications, l’ouvrage sera à nouveau publié, traduit en plusieurs langues, et les éditions se multiplieront rapidement. Quant à l’original, il ne sera retiré de l’Index qu’en 1888, 150 ans après sa mort.

Mais le rôle des Jésuites dans le triomphe de la dévotion au Sacré Cœur ne se limite pas à ce glorieux trio, même s’ils resteront éternellement les chefs de file des Pères de la Compagnie pour ce regard. Il faut, pour en prendre la mesure, lire la lettre que sainte Marguerite-Marie écrira le 15 septembre 1689 au Père Croiset, document d’une rare importance pour la compréhension de la mission commune aux fils de saint Ignace et aux Filles de Sainte-Marie : « Je ne me saurais empêcher de croire que si cela est vrai que cette dévotion tout aimable ait pris sa naissance dans la Visitation, elle fera son progrès par le moyen des Révérends Pères Jésuites. Et je crois que c’est pour cela qu’il avait choisi ce bienheureux ami de son Cœur (le Père la Colombière) pour l’accomplissement de ce grand dessein, lequel, comme je l’espère, sera si glorieux à Dieu, pour l’ardent désir qu’il a de communiquer, par ce moyen, son amour et ses grâces. Et si nous pouvions comprendre les grands avantages, des grâces et des bénédictions que cela procurera à ces deux Congrégations, avec combien d’ardeur y travaillerions-nous, si nous connaissions bien les fruits de ce trésor ! Mais il faut s’adresser à son fidèle ami, le bon Père de la Colombière, auquel il a donné un grand pouvoir et remis, pour ainsi dire, ce qui concerne cette dévotion. […] Cette dévotion du Sacré Cœur l’a rendu bien puissant dans le ciel, et l’a plus élevé en gloire que tout ce qu’il avait pu faire au reste pendant tout le cours de sa vie. » Et elle ajoute, dans une lettre à la Mère de Saumaise : « Le Père La Colombière a obtenu que la très sainte Compagnie de Jésus sera gratifiée, après notre cher Institut, de toutes les grâces et privilèges particuliers de la dévotion au sacré Cœur de Jésus-Christ. »

Moins de cinquante ans après que la sainte ait écrit ces lignes, les deux Congrégations privilégiées du Sacré Cœur en vérifiaient les révélations : à la Visitation de Marseille, la Vénérable Anne-Madeleine Rémuzat (1696-1730), dirigée par le Père Milley, jésuite, était choisie par le Seigneur comme victime pour continuer la mission de sainte Marguerite-Marie, et, à la demande du Christ, obtint de Mgr de Belsunce la consécration du diocèse et de la ville de Marseille au Sacré Cœur, qui mit fin à l’épidémie de peste qui frappait la cité, avant de mourir, stigmatisée, à l’âge de 33 ans, en 1730. Cinq ans plus tard, un jeune Jésuite, le bienheureux Bernard-François de Hoyos (1711-1735), la rejoignait dans la gloire pour recevoir la couronne réservée aux apôtres du Sacré Cœur : entré à l’âge de 14 ans dans la Compagnie de Jésus, sa pureté angélique, son attachement indéfectible à la règle, son application à la mortification et sa parfaite ouverture d’âme à ses Supérieurs lui avait attiré la haine de Satan, dont il eut à soutenir des assauts d’une rare violence. Comblé de grâces surnaturelles, dont le mariage mystique, Dieu lui avait donné saint François de Sales pour directeur spirituel. En avril 1733, chargé de traduire le célèbre livre De l’excellence de la dévotion au Cœur adorable de Jésus-Christ du Père Joseph Galliffet, également jésuite, il découvre la dévotion au Sacré Cœur, à qui il s’offrit sur le champ. Il écrivit quelques jours plus tard : « Pendant que j’étais en oraison, le Seigneur me fit une grâce semblable à celle qu’il fit à la première fondatrice de ce culte, la vénérable Marguerite-Marie Alacoque, une fille de notre saint directeur [saint François de Sales]. Il me montra son Divin Cœur tout brûlant d’amour et affligé du peu d’estime qu’on en avait. Il me répéta qu’il m’avait choisi, quoiqu’indigne pour en promouvoir le culte. » Le 12 juin suivant, il se consacre personnellement au Sacré Cœur avec la formule écrite cinquante ans auparavant par saint Claude la Colombière. Dès lors, il n’aura de cesse qu’il n’ait vu le triomphe de ce divin Cœur : il diffuse partout textes et images, fonde des confraternités et associations en son honneur, communique la flamme de sa dévotion aux Pères Jésuites les plus influents de la Castille, et avec l’aide de son ami le Père Jean de Loyola, compose un opuscule exposant l’essence et la solidité de ce culte, qui sera publié sous le titre : Le Trésor caché dans le Sacré Cœur de Jésus. Spécialement assisté par l’archange saint Michel, il remplira en 2 ans sa mission de faire consacrer l’Espagne au Sacré Cœur de Jésus. Le 17 octobre 1735, il célèbre privément avec beaucoup de ferveur le quarante-cinquième anniversaire de la mort de sainte Marguerite-Marie et meurt du typhus le 29 novembre de la même année, à l’âge de 24 ans, dix mois seulement après son ordination sacerdotale. Après sa mort, le Père Galliffet poursuivra les démarches pour l’établissement de la fête du Sacré Cœur avec un zèle incomparable, sollicitant pour cela l’appui de Philippe V, petit-fils de Louis XIV, qui régnait sur les royaumes d’Espagne depuis 1700. À sa Cour, des dames, qui avaient été éduquées dans des Visitations de France, connaissaient les enseignements de Paray-le-Monial et pratiquaient la dévotion au Sacré Cœur : elles gagnèrent leur pieux, courageux et juste monarque à ce Cœur royal, dont il ne dédaigna pas les demandes, contrairement à son grand-père…  

Louis XIV, fils aîné du Cœur de Jésus

Les évangiles relatent avec force les affronts faits directement contre la royauté du Christ au cours de sa Passion. « Après l’avoir, ainsi que ses gardes, traité avec mépris et bafoué, Hérode revêtit Jésus d’un habit splendide et le renvoya à Pilate », écrit saint Luc. « Les soldats, tressant une couronne avec des épines, la lui posèrent sur la tête, et ils le revêtirent d’un manteau de pourpre, et ils s’avançaient vers lui et disaient : ‘‘Salut, roi des Juifs !’’ Et ils lui donnaient des coups. » « Pilate dit aux Juifs : ‘‘Voici votre roi.’’ Eux vociférèrent : ‘‘À mort ! À mort ! Crucifie-le !’’ Pilate leur dit : ‘‘Crucifierai-je votre roi ?’’ Les grands prêtres répondirent : ‘‘Nous n’avons de roi que César !’’ Alors il le leur livra pour être crucifié », lit-on dans l’évangile selon saint Jean. Le Seigneur n’a pas reçu meilleur traitement à Versailles au XVIIème siècle.

« Allez tenir la place de notre roi devant le saint Sacrement », ordonne un jour la Supérieure à sainte Marguerite-Marie. On s’en souvient, le Seigneur avait donné toutes permissions à Satan pour tenter son épouse, à la réserve de l’impureté. Ce temps d’adoration pour Louis XIV sera la seule et unique exception : « En y étant, je m’y sentais si fortement attaquée d’abominables tentations d’impureté qu’il me semblait être déjà dans l’enfer. Et je soutins cette peine plusieurs heures de suite, et elle me dura jusqu’à ce que ma supérieure m’eût levé cette obéissance ». C’est dire ce qui devait habiter l’âme du monarque, qui vécut dans le vice jusqu’à la réforme de ses mœurs à l’âge de 42 ans, sous l’influence de sa seconde épouse Madame de Maintenon, après qu’il ait rompu avec ses maîtresses. La conversion du roi fut sincère et durable, obligeant même la cour à donner dans la dévotion, et, voulant réaliser l’unité de la foi dans son royaume, qui ne pouvait que maintenir l’unité politique, il révoque l’Édit de Nantes le 18 octobre 1685.

En 1689, près de dix ans après que Louis XIV ait mis un terme à sa vie scandaleuse, sainte Marguerite-Marie est investie d’une mission pour la France et les grands de ce monde. Elle écrit en juin à la Mère de Saumaise : « [Ce divin Cœur] a encore de plus grands desseins qui ne peuvent être exécutés que par sa toute-puissance, qui peut tout ce qu’elle veut. Il désire donc, ce me semble, entrer avec pompe et magnificence dans la maison des princes et des rois, pour y être honoré autant qu’il y a été outragé, méprisé et humilié en sa Passion, et qu’il reçoive autant de plaisir de voir les grands de la terre abaissés et humiliés devant lui, comme il a senti d’amertume de se voir anéanti à leurs pieds. Et voici les paroles que j’entendis au sujet de notre roi : ‘‘Fais savoir au fils aîné de mon sacré Cœur, que, comme sa naissance temporelle a été obtenue par la dévotion aux mérites de ma sainte Enfance, de même il obtiendra sa naissance de grâce et de gloire éternelle par la consécration qu’il fera de lui-même à mon Cœur adorable, qui veut triompher du sien, et par son entremise de celui des grands de la terre. Il veut régner dans son palais, être peint dans ses étendards et gravé dans ses armes, pour les rendre victorieuses de tous ses ennemis, en abattant à ses pieds ces têtes orgueilleuses et superbes, pour le rendre triomphant de tous les ennemis de la sainte Église.’’ »

Le Père Victor Alet, Jésuite, commente, dans son ouvrage La France et le Sacré Cœur : « Qui n’admirerait ici les desseins de Dieu ? Elle vit loin du monde, elle ne sait rien des affaires publiques, elle ne peut rien humainement ; et c’est cette pauvre fille inconnue qui est investie d’une mission dont la grandeur égale, surpasse peut-être celle de Jeanne d’Arc. » Sainte Marguerite-Marie devait en elle-même faire le même constat, puisqu’elle conclut, dans sa lettre à son ancienne supérieure : « Vous aurez sujet, ma bonne Mère, de rire de ma simplicité à vous dire tout cela, mais je suis le mouvement qui m’en est donné au même instant. » Mais encore une fois, défiant toute prudence humaine, la volonté de Dieu est bien arrêtée. Aussi, le 28 août de la même année 1689, elle écrit à la même : « Le Père éternel voulant réparer les amertumes et angoisses que l’adorable Cœur de son divin Fils a ressenties dans la maison des princes de la terre, parmi les humiliations et outrages de sa Passion, veut établir son empire dans la cour de notre grand monarque, duquel il se veut servir pour l’exécution de ce dessein qu’il désire s’accomplir en cette manière, qui est de faire faire un édifice où serait le tableau de ce divin Cœur pour y recevoir la consécration et les hommages du roi et de toute la cour. De plus, ce divin Cœur se voulant rendre protecteur et défenseur de sa sacrée personne contre tous ses ennemis visibles et invisibles […] et mettre son salut en assurance par ce moyen, c’est pourquoi il l’a choisi comme son fidèle ami pour faire autoriser la messe en son honneur par le Saint-Siège apostolique, et en obtenir tous les autres privilèges qui doivent accompagner cette dévotion de ce sacré Cœur, par laquelle il lui veut départir les trésors de ses grâces de sanctification et de salut, en répandant avec abondance ses bénédictions sur toutes ses entreprises, qu’il fera réussir à sa gloire, en donnant un heureux succès à ses armées, pour le faire triompher de la malice de ses ennemis. Heureux donc qu’il sera, s’il prend goût à cette dévotion, qui lui établira un règne éternel d’honneur et de gloire dans ce sacré Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, lequel prendra soin de l’élever et le rendre grand dans le ciel devant Dieu son Père, autant que ce grand monarque en prendra de relever devant les hommes les opprobres et anéantissement que ce divin Cœur y a soufferts ; qui sera en lui rendant et lui procurant les honneurs, l’amour et la gloire qu’il en attend. »

Ainsi, le Christ, qui est le Roi des rois, veut établir le règne de son sacré Cœur non seulement dans les cœurs, mais dans les sociétés, car son pouvoir divin s’étend sur les âmes comme sur les nations : le Pape Pie XI le rappela hautement dans son encyclique Quas Primas, par laquelle il institua en 1925 la solennité du Christ-Roi. Mais ce Roi de gloire voulut d’abord établir son règne en France, fille aînée de l’Église romaine, par ce « fils aîné de son Cœur », né miraculeusement après 25 ans de stérilité de sa mère Anne d’Autriche, par le mérite des prières de la carmélite de Beaune Marguerite du Saint-Sacrement, et l’intercession de la très sainte Vierge qui le 3 novembre 1637, dans une apparition à frère Fiacre, religieux augustin à Paris, fit demander à la reine trois neuvaines en son honneur. C’est en action de grâce que le roi Louis XIII, dès qu’il apprit la grossesse de son épouse, se consacra, ainsi que tout le royaume de France à la très sainte Vierge, par son célèbre vœu, à renouveler à perpétuité chaque 15 août. Néanmoins, le Dauphin donné par Dieu à la France ne fut pas d’abord à la hauteur de ce que laissait espérer le miracle de sa naissance. Aussi, comment entendre le message du Sacré Cœur à son encontre ?

Ici, nul nationalisme. Le Père Jean Ladame explique dans son ouvrage Les faits mystiques de Paray (Résiac, 1970) : « La fin première de ce qu’on nomme communément le message à Louis XIV […] ce sont les honneurs à rendre au Cœur de Jésus par tous les rois et tous les princes de la terre en réparation des outrages reçus par le Christ durant sa Passion, dans les palais des grands. Telle est la volonté du Père éternel qui veut ainsi glorifier son Fils. Tel est le désir du Christ. Telle est l’espérance qui apporte à Marguerite-Marie une grande consolation. Tous les monarques d’ici-bas sont ainsi concernés et appelés à honorer ‘‘avec pompe et magnificence’’ le Cœur de Jésus ; ils ne s’y prêteront certes pas volontiers. Il faudra du temps, et surtout le Cœur du Christ devra triompher de leur cœur : et c’est ici que Louis XIV doit alors jouer un rôle. Après avoir d’abord soumis son propre cœur au Cœur du Sauveur, il entraînera sa cour à se consacrer à Celui-ci et à lui rendre hommage, puis par son entremise, le Cœur adorable de Jésus triomphera de ‘‘celui des grands de la terre’’. En un temps où le roi de France est à l’apogée de sa gloire humaine et où les monarques européens, les yeux tournés vers lui, voudraient copier la splendeur de son règne, son exemple exercerait sans conteste une influence sur le comportement religieux de tous les princes.

La deuxième fin proposée par le message au roi ne vise plus les grands de l’univers en général, mais Louis XIV en particulier. Les hommages qu’on lui demande de rendre au Cœur de Jésus seront à la fois le principe, le moyen et le signe de sa conversion. […] Il s’agit pour le roi d’obtenir ‘‘sa naissance de grâce et de gloire éternelle’’, de permettre au Cœur adorable de ‘‘triompher du sien’’, de ‘‘mettre son salut en assurance. Le Cœur du Christ veut défendre le roi ‘‘contre tous ses ennemis visibles et invisibles’’ : il serait faux, si l’on tient compte du contexte, de ne voir en ces ennemis que des conspirateurs contre sa personne ou son trône, les ennemis extérieurs avec lesquels il est en guerre, ou les révoltés protestants des Cévennes qu’il tente de réduire, mais il paraît plus obvie d’entendre par cette expression les ennemis de son âme. Le monarque est certes, un des plus glorieux de la terre, le plus grand sans doute à cette époque : mais reste encore à être établi pour lui ‘‘un règne éternel d’honneur et de gloire dans le Sacré Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ’’. »

Pour l’accomplissement de ces desseins de grâce et de salut, le Christ demande donc à Louis XIV trois choses : la consécration de sa personne et de sa cour au Sacré Cœur, et ce, dans un édifice qu’il aura fait élever en son honneur, deuxièmement, la demande officielle au Saint Siège de l’autorisation de la messe en l’honneur du Sacré Cœur, et troisièmement, l’impression de l’image de son Cœur sur ses armes et son étendard. Or, il n’en fera rien. Pourquoi ?

Louis XIV connaissait la dévotion au Sacré Cœur : saint Jean-Eudes l’a souvent prêchée en son palais, devant sa majesté, ses proches et sa cour. Gagnée à son amour, la famille royale avait même remis au zélé prédicateur la somme de 14.000 livres pour faire bâtir à Caen ce qui devait être la première église consacrée aux Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie. Aussi, la théorie selon laquelle le roi aurait « dédaigné par orgueil » ces magnifiques avances du Seigneur pour sa personne et pour son royaume est peu vraisemblable, d’autant que sa conversion portera toujours davantage les signes de l’authenticité : sa fidélité à renouveler chaque année la consécration de la France à Notre-Dame, son empressement à seconder la piété de la reine envers saint Joseph, sa réconciliation avec le Saint-Siège, le soin qu’il prenait à visiter souvent les principaux sanctuaires de la Sainte Vierge, à laquelle il rapportait le bienfait de sa naissance et l’honneur de ses victoires, son zèle pour la propagation de l’Évangile en Orient comme en Occident, son chapelet quotidien, et la grandeur d’âme qu’il manifestera dans le malheur plus encore que dans la prospérité. L’explication la plus valable, c’est qu’il n’a jamais eu connaissance du message du Sacré Cœur, ou que son confesseur, le Père La Chaize, Jésuite, qui selon sainte Marguerite-Marie a été choisi par Dieu « pour l’exécution de ce grand dessein, par le pouvoir qu’il lui a donné sur le cœur » du roi, en aurait été informé sans jamais le transmettre au principal intéressé. Enfin, on peut encore supposer que le message n’aurait pas été communiqué au Père La Chaize, mais que le roi en aurait été informé par d’autres personnes, sans donner suite pour des raisons que Dieu seul sait. En effet, pour transmettre les demandes du Sacré Cœur au roi, la Mère de Saumaise eut l’idée de passer par la Mère Marie-Louise Croiset, sœur du P. Jean Croiset, déjà cité, qui était alors Supérieure de la Visitation de Chaillot. Cette Maison de l’Ordre avait été fondée en 1651 par la reine d’Angleterre, Henriette de France, sœur de Louis XIII et veuve de Charles Ier. Or, en 1689, sa belle-fille, la jeune reine détrônée d’Angleterre Marie-Béatrice d’Este, qui avait été, comme nous l’avons vu, la fille spirituelle de saint Claude la Colombière à York, est exilée au château de Saint-Germain-en-Laye depuis un an, d’où elle se retire quelque temps à la Visitation de Chaillot. Elle aurait pu servir d’intermédiaire avec le roi, et sa correspondance porte à croire qu’elle l’a été, mais sans succès.

Pour autant, le message ne sera pas oublié, et sa date, 1689, cent ans exactement avant la Révolution, ne passera pas inaperçue : « De Louis XIV la France allait descendre à Louis XV, de Louis XV à Voltaire, de Voltaire à Robespierre et à Marat… Et ce n’était que le commencement de nos douleurs. De 1789, descendez à 1889 : nouveau siècle guère moins triste que le précédent, où il fait obscur dans les esprits et froid dans les cœurs, où rien n’a duré, où tous les quinze ans un orage emporte un trône, où l’on vit parmi de continuels tremblements de terre, dans l’inquiétude du présent de l’incertitude de l’avenir. C’est pour de tels temps qu’avait été providentiellement préparée, et que va se tracer péniblement mais sûrement sa route, la dévotion à ce Cœur qui est doux et humble, ce qui convenait si bien au siècle de Louis XIV ; qui est pur, ce dont avait tant besoin le siècle de Louis XV ; que l’amour et le dévouement consument, ce qui n’aurait pas nui à l’époque de Robespierre ; qui console les cœurs tristes et relève les âmes brisées, ce qui convient à notre temps et à tous les temps. » (Monseigneur Bougaud, Histoire de la Bienheureuse Marguerite-Marie)

Louis XIV posera néanmoins un acte en faveur d’une œuvre de sainte Marguerite-Marie : l’approbation des règlements des Sœurs Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Paray.

Bienfaitrice de l’hôpital de Paray-le-Monial

En 1679, saint Claude la Colombière intéresse les notables de la ville au sujet de l’Hôpital Saint-Joseph de Paray, dont l’existence remonte probablement aux bénédictins de Cluny : en ce XVIIème siècle, cet Hôtel-Dieu, ruiné et appauvri par les guerres civiles et religieuses, ne peut plus accueillir que 4 ou 5 malades. Après le trépas du Jésuite, sainte Marguerite-Marie en prit la tutelle. Tout était à faire. Et pourtant, sur ses instances, l’administration hospitalière signait, en 1684, un contrat avec trois anciennes pensionnaires de la Visitation, « animées du désir de servir Jésus-Christ dans la personne des pauvres malades », présentées par la sainte qui en avait été la Maîtresse. À ces trois recrues vinrent se joindre deux autres femmes : Françoise Chalon et Jeanne Dremière, veuve Delorme. Elles témoigneront toutes deux au procès de béatification de notre sainte. La première, qui sera Supérieure de l’Hôpital à partir de 1715, et ira souvent chercher au parloir de la Visitation les avis de la servante de Dieu pour sa conduite particulière et celle de la maison, put relater : « [Sœur Marguerite-Marie] a été consultée plusieurs fois sur l’établissement d’un hôpital de cette ville et des règlements qu’on y devait observer à l’avenir ; nonobstant toutes les oppositions qu’on y apportait, elle a toujours persisté à dire que cette maison réussirait et que tout réussirait à la gloire de Dieu et à l’avantage des pauvres, ce qu’on voit arriver ainsi qu’elle l’a dit. » Quant à Jeanne Dremière, qui fut la première supérieure de la petite congrégation hospitalière en formation, elle rapportera : « la Vénérable Sœur Alacoque a beaucoup contribué à l’établissement de l’hôpital de Paray, en animant et encourageant plusieurs filles à prendre le parti de servir les pauvres dans ledit hôpital, les assurant que c’était l’ouvrage de Dieu et qu’elles ne devaient pas craindre qu’il manquât, malgré les traverses et les difficultés qu’elle prévoyait, que Dieu leur susciterait toujours des protecteurs qui soutiendraient cette entreprise, quoiqu’il n’y eût pas beaucoup d’espérance en ce temps-là d’y établir une Communauté réglée telle qu’elle y reste à présent. »

De fait, sainte Marguerite-Marie ne se contenta pas d’introduire « quelques-unes de ses chères élèves à l’Hôtel-Dieu pour s’y dévouer au service des Pauvres et des Malades, il fallait en faire des Religieuses Hospitalières et leur donner une Règle pour les former aux vertus de ce saint état », notent les archives. Pour se faire, elle fera envoyer Sœur Jeanne Dremière se former auprès des Hospitalières de Beaune, dont elle leur donnera le Règlement. On prit le temps de l’appliquer à l’Hôtel-Dieu de Paray, en prenant souvent son conseil, et « lorsque l’expérience fut complète », le chanoine Saunier, de l’église cathédrale d’Autun, commis par l’évêque, « vint à Paray et, dans une assemblée de notables, tous directeurs de l’Hôpital, reconnut et approuva les susdits Règlements qui ont été et qui sont pour les Sœurs qui se dévouent dans l’établissement un abrégé de l’Évangile mis à leur portée ». Cette approbation épiscopale date du 23 mai 1690, quelques mois seulement avant la mort de sainte Marguerite-Marie. Les Sœurs de Sainte-Marthe étaient fondées. Elles essaimeront bientôt, et quand, dans l’avenir, les diverses Communautés de Sainte-Marthe du diocèse d’Autun décideront de se réunir en Congrégation, « c’est pour se mettre sous l’égide et à l’école de sainte Marguerite-Marie que Paray fut choisi comme Maison-Mère », consignent encore leurs archives.

En 1990, à l’occasion du troisième centenaire de la naissance au Ciel de la sainte, une Messe d’action de grâce fut concélébrée à la chapelle de la Visitation pour la Congrégation, au cours de laquelle Sœur Marguerite-Marie Pasmard, alors supérieure des Sœurs de Sainte-Marthe, rappela cet héritage, et le lien entre les Sœurs Hospitalières et la Visitation de Paray-le-Monial.

« La sainte est morte ! »

« Je mourrai sûrement cette année, parce que je ne souffre plus rien, et pour ne pas empêcher les grands fruits que mon divin Sauveur prétend tirer d’un livre de la dévotion au sacré Cœur de Jésus », confia sainte Marguerite-Marie à une Sœur dans les premiers mois de l’année 1690. Le livre auquel elle fait allusion est évidemment celui que préparait le Père Croiset sur la dévotion au Sacré Cœur, et dont ils se sont tant de fois entretenus par lettres. Mais pourquoi serait-elle un obstacle à cette œuvre ? Parce que le Père Croiset attendait pour publier son livre le décès de la sainte, afin de pouvoir ajouter sa biographie à la fin de son ouvrage, ce qui ne pouvait évidemment pas se faire de son vivant. Or, ceci, la sainte ne peut l’avoir appris que de Dieu, car jamais le zélé jésuite, qui connaissait trop bien son humilité, ne s’était risqué à lui dire.
Sainte Marguerite-Marie savait donc que sa mission terrestre touchait à sa fin, le Seigneur lui en donnait l’assurance intérieure : le désir extrême qu’elle sentait de s’unir à son Dieu ne lui permettait plus d’en douter.

Si quatre ans auparavant, le Père Rolin, après avoir entendu la confession générale de toute sa vie, avait demandé à sainte Marguerite-Marie par obéissance d’écrire son autobiographie, c’est parce qu’il espérait « qu’on pourrait un jour, après sa mort, connaître l’extrême pureté de cette fidèle épouse de Jésus-Christ et juger jusqu’où peut aller l’innocence, la délicatesse et la sublime sainteté d’une âme que Dieu a gouvernée et honorée de ses plus grandes grâces dès le berceau. » Sa pénitente ne se voyait pas du même œil : elle voulut se préparer à la mort par une retraite intérieure de quarante jours, et « sonder un peu d’où lui venait ce désir véhément qui la faisait soupirer après cet heureux jour, et si en effet il serait heureux pour elle, se croyant la plus grande des pécheresses et la plus indigne des bontés de son Dieu », racontent ses contemporaines. La sainte relate dans ses notes de retraite : « Depuis le jour de sainte Madeleine, je me suis sentie extrêmement pressée de réformer ma vie, pour me tenir prête à paraître devant la sainteté de Dieu […]. Il faut donc que je tienne toujours mes comptes prêts, afin de n’être pas surprise, car c’est une chose horrible de tomber à l’heure de la mort entre les mains d’un Dieu vivant, lorsque, pendant sa vie, on s’est retiré, par le péché, d’entre les bras d’un Dieu mourant. Je me suis donc proposée de faire une retraite intérieure dans le sacré Cœur de Jésus-Christ. J’attends et j’espère tous les secours de grâces et de miséricordes qui me seront nécessaires, car j’ai en lui toute ma confiance, comme étant le seul appui de mon espérance, puisque son excessive bonté ne me rebute jamais, lorsque je m’adresse à lui ; mais au contraire il semble se faire un plaisir d’avoir trouvé un sujet aussi pauvre et misérable que je suis, pour remplir mon indigence de son abondance infinie. » Pour ce « carême » précédant sa pâque, son passage vers la terre promise du Royaume des Cieux, sainte Marguerite-Marie se place spécialement sous la protection de la Vierge Marie, de saint Joseph, patron de la bonne mort, et de saint François de Sales. Mais aussi, « le bon Père de la Colombière » lui est donné par Dieu pour directeur pour la conduire jusqu’à la consommation de ses desseins sur elle.

Dès le deuxième jour de sa retraite, à l’oraison, toute sa vie lui est présentée comme dans un tableau : « Mais, mon Dieu ! quel monstre plus défectueux et plus horrible à voir ! Je n’y voyais aucun bien, mais tant de mal, qu’il m’était un tourment d’y penser. Et il me semble que tout me condamne à un éternel supplice, par le grand abus que j’ai fait de tant de grâces, pour lesquelles je n’ai eu que des infidélités, ingratitudes et perfidies. » Dans la lumière de Dieu, même les œuvres les plus parfaites à vue humaine ne nous peuvent sembler que couvertes de taches. Néanmoins, sainte Marguerite-Marie, loin de se désespérer de se voir ainsi dans la lumière de la sainteté et de la justice de Dieu, s’abandonne entièrement à sa miséricorde dans un esprit d’exquise enfance spirituelle, prenant – pour ainsi dire – Dieu au piège : « Faites de moi tout ce qu’il vous plaira. Je vous dois tout ce que j’ai, tout ce que je suis, et tout ce que je puis faire de bien ne saurait réparer la moindre de mes fautes que par vous-mêmes. Je suis insolvable, vous le voyez bien, mon divin Maître ! Mettez-moi en prison, j’y consens, pourvu que ce soit dans celle de votre sacré Cœur. Et quand j’y serai, tenez-moi là bien captive et liée des chaînes de votre amour, jusqu’à ce que je vous aie payé tout ce que je vous dois ; et, comme je ne le pourrai jamais faire, aussi souhaité-je de n’en jamais sortir. »

Sainte Marguerite-Marie avait atteint les sommets de la sainteté. « Elle était si étroitement unie à Dieu depuis plusieurs années que le sommeil n’en interrompait que fort rarement la pensée, ou plutôt c’était cette pensée qui interrompait son sommeil. Il n’y avait plus d’occupation capable de la distraire. Elle était toute séparée d’elle-même et des choses de la terre. Elle souffrait de ne point souffrir. » Un an auparavant, elle écrivait déjà au Père Croiset : « Je me trouve dans une cessation de tout désir qui m’étonne. […] Je vous avoue que je ne puis rien vouloir ni désirer en ce monde, quoique je voie qu’en matière de vertu tout me manque. Je voudrais quelquefois m’en affliger, mais je ne puis pas, n’étant pas en mon pouvoir d’agir. Je sens seulement un parfait acquiescement au bon plaisir de Dieu et un plaisir ineffable dans les souffrances. La pensée qui me console de temps en temps, c’est que le Sacré Cœur fera tout pour moi si je le laisse faire : il voudra, il aimera, il désirera pour moi et suppléera à tous mes défauts» Parvenue à la quintessence de l’humilité, la disciple bien-aimée du Cœur de Jésus ne sera pas en proie à « l’angoisse des mains vides » à l’approche de sa fin : Dieu lui est tout, elle est sûre de lui, sans aucun regard sur elle-même. Arrivée à cet état de perfection, et les grands desseins que Dieu avait sur sa fidèle épouse étant pleinement accomplis, le Seigneur vint la cueillir.

La veille de sa solitude annuelle (retraite en solitude au sein du Monastère), elle tomba malade de sa dernière maladie. À une Sœur qui lui demandait si elle pourrait y aller, elle répondit : « Oui, mais ce sera la grande retraite ». Elle s’alita neuf jours avant sa bienheureuse mort, durant lesquels elle se disposa avec une ferveur angélique à la venue de l’Époux. Le médecin de la communauté venu l’examiner assura plusieurs fois que son mal n’était pas mortel, qu’il n’y avait aucune apparence qu’elle en meure, mais la sainte savait. En connaissance de cause, elle demanda plusieurs fois le saint viatique, que sur l’avis du docteur, on ne voulut pas lui accorder. Elle obtint néanmoins, pour sa plus grande consolation, de recevoir la sainte Communion.

Alors que ses souffrances augmentaient de plus en plus, toutes les Sœurs qui la visitaient ne pouvaient qu’admirer la joie extraordinaire que lui causait la pensée de sa mort prochaine. Mais Dieu, voulant parachever l’œuvre de sa grâce et donner un éclat de gloire supplémentaire à sa bien-aimée, la fit passer par une dernière purification : lui ôtant un temps ces consolations intérieures, il lui inspira une telle crainte de sa justice que la sainte agonisante, tremblante, s’humiliant et s’abîmant devant son crucifix, ne pouvait que soupirer : « Miséricorde ! mon Dieu, miséricorde ! » Mais cette dernière épreuve cessa bientôt pour la laisser dans un calme parfait et dans une grande assurance de son salut, et alors, rayonnante de joie et de paix, et elle changea son refrain, s’écriant avec le psalmiste : « Misericordias Domini in aeternum cantabo ! » (Je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur ; Ps 89, 2), et d’autres fois : « Que veux-je au Ciel ou que désiré-je en terre, que vous seul, ô mon Dieu ? » (Ps 73, 25)

Réduite à ne plus pouvoir respirer qu’avec l’aide de ses Sœurs qui la soutenaient assise, la sainte soupirait : « Hélas ! je brûle, je brûle ; mais si c’était de l’amour divin, quelle consolation ! » Avant de dire à celles qui l’assistaient : « Demandez-lui en pardon pour moi et l’aimez bien de tout votre cœur, pour réparer tous les moments que je ne l’ai pas fait. Quel bonheur d’aimer Dieu ! ah ! quel bonheur ! aimez donc cet Amour, mais aimez-le parfaitement ! » Tant qu’il lui restait de souffle, elle parla de l’excès de l’amour d’un Dieu pour ses créatures, et du peu de retour qu’elles lui rendent. Enfin, elle demanda : « Irai-je encore loin ? » Et comme on lui répondait que selon le médecin, elle ne mourrait pas de ce mal, elle s’écriait : « Ah ! Seigneur, quand me retirerez-vous de ce lieu d’exil ?… » et répétait ces versets des psaumes de pèlerinage : « Vers toi j’ai les yeux levés… Quelle joie quand on m’a dit : ‘nous irons à la maison du Seigneur’… » Avant d’y ajouter sa propre interprétation : « Oui, j’espère que, par la miséricorde du Sacré Cœur, nous irons en la maison du Seigneur ».

Elle demanda alors qu’on récite les litanies de la Sainte Vierge, et d’invoquer pour elle nos saints Fondateurs François de Sales et Jeanne de Chantal, son saint Ange et saint Joseph, pour lui obtenir leur assistance en ces derniers moments. Mais la sainte, même réduite à cette extrémité, ne perdait pas de vue son désir d’être ensevelie dans un éternel oubli, aussi fit-elle encore promettre à sa Supérieure, quelques heures avant sa mort, qu’elle ne parlerait jamais de toute ce qu’elle lui avait dit en confidence et qui pouvait lui être avantageux. Elle demanda ensuite à une de ses anciennes novices, Sœur Péronne-Rosalie de Farges, qu’elle estimait beaucoup pour sa vertu, de faire brûler le cahier qu’elle avait écrit sur l’ordre du Père Rolin, et qui contenait son autobiographie, et d’écrire au Père Croiset de faire brûler toutes ses lettres et de lui garder inviolablement le secret qu’elle lui avait si souvent demandé : cette judicieuse religieuse n’en fit rien, sachant trop bien la valeur de ce trésor.

Une heure avant d’expirer, sainte Marguerite-Marie, qui avait promis à sa Supérieure qu’elle ne mourrait pas sans l’avoir avertie, la fit appeler. On fit venir bien vite un prêtre voisin pour lui administrer l’extrême onction, et cela fait, la sainte remercia ses Sœurs de tous les petits soulagements qu’on s’empressait de lui donner, ajoutant qu’il ne lui en fallait plus désormais, « n’ayant plus rien à faire en ce monde que s’abîmer dans le sacré Cœur de Jésus-Christ pour y rendre le dernier soupir ». Après avoir demeuré un peu de temps dans un grand calme, toute la Communauté s’étant réunie auprès d’elle pour faire la recommandation de l’âme, elle prononça une dernière fois le saint Nom de Jésus, et rendit doucement son âme à Dieu entre les bras de deux de ses anciennes novices vers 19 heures, le 17 octobre 1690, à l’âge de 43 ans, dont 18 de profession religieuse.

Le médecin fit pour ainsi dire le premier le diagnostic post-mortem de la servante de Dieu : « arrivé au moment qu’elle venait d’expirer [il] parut très surpris, disant qu’il ne lui avait trouvé aucun signe dans sa maladie qui menaçât d’une si prompte mort ; qu’il avait été souvent dans l’admiration, pendant sa vie, comment un corps aussi exténué que le sien pût supporter toutes les maladies qu’elle avait eues ; mais comme c’était l’amour qui les lui causait, qu’il ne doutait pas que ce ne fût aussi le même amour qui l’avait fait mourir dans un temps où il y avait si peu d’apparence ; que c’était ce qui nous devait consoler dans la grande perte que nous faisions, qui méritait bien nos larmes, puisque nous perdions la plus parfaite religieuse qu’il eût connue et une des grandes saintes à qui Dieu eût fait plus de grâces ; qu’il la croyait toute-puissante auprès du sacré Cœur, où elle nous serait une puissance avocate. » Et les contemporaines de conclure : « La mort de cette parfaite religieuse ayant parfaitement répondu à la sainteté de sa vie nous laissa toutes pénétrées de la douleur la plus vive d’une si grande perte, mais fort touchées du désir d’imiter ses solides vertus. »

Le trépas de la sainte des Sainte-Marie laissa « une odeur universelle de sainteté ». Dans toute la ville, ce n’est qu’un cri : « La sainte est morte ! » Aussitôt le corps exposé au chœur, les foules s’y pressèrent. On ne pouvait se lasser de la regarder. Les funérailles eurent lieu dès lendemain soir, 18 octobre : « Il y assista, notent les annales du monastère, un concours extraordinaire de personnes de marque et d’ecclésiastiques. Ceux-ci entrèrent dans la maison pour la sépulture. Imitant la dévotion du peuple, chacun de ces Messieurs voulut emporter quelque relique de la défunte : ils allèrent donc jusqu’à couper des morceaux de ses habits ou de son voile. L’un d’eux, ayant enlevé le petit crucifix qu’elle tenait entre ses mains, refusa constamment de le rendre au monastère, disant que c’était le plus précieux trésor qu’il pût acquérir et laisser à sa famille. »

Il serait impossible de dire toutes les grâces que toutes sortes de personnes obtinrent par l’intercession de la servante de Dieu dès son entrée au Ciel. Chaque jour apportait le récit de nouveaux miracles : des sourds reçoivent l’ouïe en l’invoquant, les aveugles, l’usage de la vue, des enfants qui ne marchaient pas se tiennent sur leurs jambes, après leur avoir fait prendre une chemise qui avait touché au tombeau de la sainte. La poudre même de ce tombeau a guéri une infinité de malades déclarés incurables. « Nous ne sommes point étonnées de tous ces miracles, avouaient pourtant les contemporaines, sa vie en ayant été un continuel. Cette parfaite obéissance, cet amour ardent pour les souffrances et cette profonde humilité qu’elle conservés jusqu’au dernier soupir de sa vie, la rendent plus estimable que tous les miracles qu’elle pourrait faire. »

Rayonnement

Plus puissante que jamais, la mission de sainte Marguerite-Marie pour le règne du Sacré Cœur de Jésus ne faisait que commencer. Elle commença par guérir d’une grave surdité Mademoiselle de Chalonnay, jeune femme d’une grande piété : la miraculée, en reconnaissance, mit en place à ses frais, en l’honneur du sacré Cœur, une bénédiction du Saint-Sacrement chaque premier vendredi du mois, avec amende honorable. De telles initiatives, il y en aura partout, suscitées notamment par la publication, dès le 20 juin 1691, du livre de la Dévotion au Sacré Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ du Père Jean Croiset, offrant en fin d’ouvrage aux lecteurs la vie de sainte Marguerite-Marie en 106 pages sous le titre : « Abrégé de la vie d’une religieuse de la Visitation de Sainte-Marie, de laquelle Dieu s’est servi pour l’établissement de la dévotion au sacré Cœur de Jésus-Christ, décédée en odeur de sainteté le 17 octobre de l’année 1690 ».

Plus rien désormais n’arrêterait les progrès de ce culte. Le Professeur Raymond Darricau (Université de Bordeaux III) écrit dans l’avant-propos des Œuvres Complètes de sainte Marguerite-Marie, en date du 22 juin 1990 : « Dans le simple cadre des murs de la Visitation, une révolution intérieure s’était produite qui allait, d’une certaine manière ébranler le monde. Cette révolution, elle avait eu lieu d’abord dans l’âme et dans le cœur de Marguerite-Marie elle-même. En effet, cette religieuse connut tout un itinéraire intérieur qui l’ouvrit de plus en plus à la grâce transformante du Christ. Humainement, elle eut une vie difficile et peu épanouissante. Mais sur ce terrain et dans cette histoire en apparence peu engageants, Dieu opéra ce qu’il faut bien appeler de véritables merveilles. La vie de Marguerite-Marie fut en réalité totalement dominée par un amour absolu du Christ, qui dépassa infiniment en intensité le poids de la souffrance. La puissance de Dieu, l’amour brûlant du Christ, se déployèrent en elle avec une force inconcevable. Marguerite-Marie fait donc partie de ces êtres qui se sont entièrement abandonnés à une expérience d’amour de Dieu, et qui ont accepté d’en être transformés jusque dans leurs fondements. Elle fut comme recréée par l’amour de son Dieu. Cependant, l’existence de Marguerite-Marie ne concerne pas qu’elle-même. Son rayonnement, au contraire, devait être immense. 
Très vite, le message franchit les murs de la Visitation de Paray. À l’extérieur aussi, le terrain avait été préparé. Il existait dans l’Église une ancienne dévotion au Cœur du Christ, qui avait été renouvelée par l’École Française [de spiritualité], et singulièrement par le génial théologien que fut saint Jean Eudes (+1680). La Visitation, la Compagnie de Jésus, furent les premiers grands canaux qui répandirent le culte du Cœur du Christ. Des confréries, analogues à nos groupes de prière, furent fondées : la première le fut à Paray en 1693. Quand elle fut approuvée par Benoît XIII en 1728, elle avait déjà 30.000 membres. En 70 ans, plus de 1000 confréries s’établirent partout. En 1765, le Pape Clément XIII accordait à l’Ordre de la Visitation et au Royaume de Pologne l’autorisation de célébrer solennellement la fête du Cœur du Christ. En 1856, le [bienheureux] Pie IX étendait cette fête à l’Église universelle. Le 11 juin 1899, le pape Léon XIII consacrait tout le genre humain au Cœur de Jésus. Une série de documents pontificaux précisaient peu à peu la théologie du Cœur du Christ, spécialement Annum Sacrum de Léon XIII, en 1899 ; Miserentissimus Redemptor de Pie XI en 1928 ; Haurietis Aquas de Pie XII en 1956. Quant à sainte Marguerite-Marie, elle fut béatifiée [le 18 septembre] 1864, puis canonisée [le 13 mai] 1920
Ainsi l’Église accueillit-elle et promut-elle le culte du Cœur du Christ, et en diffusa-t-elle le message. Des quantités de congrégations religieuses, des centaines d’églises et de chapelles, des dizaines de milliers de familles, se placèrent sous l’invocation du Cœur de Jésus. De plus en plus, il apparaissait que ce n’était pas là une forme de spiritualité plus ou moins recommandable, mais une manière d’aborder le Christianisme en son cœur, en son fond même. »

L’an 1990, année du tricentenaire de la mort de sainte Marguerite-Marie, le pape saint Jean-Paul II écrivait à Mgr Raymond Seguy, évêque d’Autun, une lettre dont ces quelques extraits serviront de synthèse à ce que fut sainte Marguerite-Marie, et ce qu’elle apporta de la part du Christ à l’Église : « Le tricentenaire de la mort de sainte Marguerite-Marie, canonisée par mon prédécesseur Benoît XV en 1920, ravive le souvenir de celle qui eut la faveur d’apparition du Seigneur Jésus et se vit confier un message dont le rayonnement fut immense dans l’ÉgliseLors de mon pèlerinage de 1986 auprès du tombeau de sainte Marguerite-Marie, j’ai demandé que, dans l’esprit de ce qu’elle avait transmis à l’Église, on rendit fidèlement un culte du Sacré-Cœur. Car c’est auprès du Cœur du Christ que le cœur de l’homme apprend à connaître le sens véritable et unique de sa vie et de son destin, c’est auprès du Cœur du Christ que le cœur de l’homme reçoit la capacité d’aimer.
Sainte Marguerite-Marie connut la grâce d’aimer à travers la Croix. En cela, elle nous livre un message toujours actuel. Il faut, dit-elle, « nous rendre des copies vivantes de notre Époux crucifié, en l’exprimant en nous par toutes nos actions » (lettre du 5 janvier 1689). Elle nous invite à contempler le Cœur du Christ, c’est-à-dire à reconnaître, dans l’humanité du Verbe incarné, les richesses infinies de son amour pour le Père et pour les hommes. Or, c’est l’amour du Christ qui rend l’homme digne d’être aimé. Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme a reçu un cœur avide d’amour et capable d’aimer. L’amour du Rédempteur, qui le guérit de la blessure du péché, l’élève à la condition de fils. Avec sainte Marguerite-Marie, unie au Sauveur jusque dans la souffrance offerte par amour, nous demanderons la grâce de reconnaître la valeur infinie de tout homme.
Pour donner au culte du Sacré Cœur la place qui lui revient dans l’Église, il nous faut reprendre l’exhortation de saint Paul : « Ayez en vous les sentiments qui furent dans le Christ Jésus » (Phil 2, 5). Tous les récits évangéliques sont à relire dans cette perspective : chaque verset, médité avec amour, révélera un aspect du mystère caché depuis les siècles et désormais manifesté à nos yeux (cf. Col 1, 26). Dans le Christ Jésus s’accomplit en plénitude le commandement de l’Ancien Testament : « Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur » (Dt 6, 4). Seul, en effet, le Cœur du Christ a aimé le Père d’un amour sans partage.
Et voici que nous sommes appelés à avoir part à cet amour et à recevoir, par l’Esprit Saint, cette extraordinaire capacité d’aimer. Après la rencontre du Ressuscité sur le chemin d’Emmaüs, les disciples s’émerveillent : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin, quand il nous expliquait les Écritures ? » (Lc 24, 32). Oui, le cœur de l’homme devient brûlant au contact du Cœur du Christ, car il découvre avec quel amour du Père le Seigneur ressuscité a accompli « ce qu’ont annoncé les prophètes » (Lc 24, 25).
Ainsi, l’humanité du Seigneur Jésus mort et ressuscité se révèle à nous par la contemplation de son Cœur. Nourrie par la méditation de la Parole de Dieu, la prière d’adoration nous met dans un rapport plus étroit, plus intime, avec ce « Cœur qui a tant aimé les hommes ». Ainsi comprise, la dévotion au Sacré Cœur favorise la participation active des fidèles aux temps de grâce de l’Eucharistie et du sacrement de pénitence ; ils puisent aussi dans le lien étroit avec l’humanité du Christ donnée pour le salut du monde le désir d’être solidaires avec tous ceux qui souffrent et le courage d’être témoins de la Bonne Nouvelle.
J’encourage les pasteurs, les communautés religieuses et tous les animateurs de pèlerinages à Paray-le-Monial à contribuer au rayonnement du message reçu par sainte Marguerite-Marie. À vous-même, le pasteur de l’Église d’Autun, et à tous ceux qui se laisseront saisir par cet enseignement, je souhaite de découvrir dans le Cœur du Christ la force de l’amour, les sources de la grâce, la présence réelle du Seigneur à son Église par le don quotidiennement renouvelé de son Corps et de son Sang. »

« Si tu crois, tu verras la puissance de mon Cœur. »
Notre-Seigneur à sainte Marguerite-Marie

 

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